Entrevue avec Fabien Cloutier

16 Mai 2016 par Laurie Dupont
Catégories : Culture
Icon

À moins de ne pas être branchée sur la sphère culturelle québécoise, il est impossible d’avoir manqué le raz-de-marée Fabien Cloutier. Sur scène, à la radio ou à la télé, cet artiste multidisciplinaire excelle dans tous les rôles, quel que soit le média. Entretien avec un spécimen inclassable.

fabien-cloutierC’est dans un petit restaurant grec avoisinant le théâtre où il répétait toute la matinée que Fabien m’attend. Barbe fournie, tuque vissée sur la tête, il bosse, concentré, sur son portable. Je l’arrache à ses pensées, avec un «salut» presque chuchoté. En un instant, l’ordinateur est rangé, le couvre-chef est enlevé; l’homme semble prêt et bien disposé. Après quelques minutes à échanger des banalités comme des inconnus – ce que nous sommes –, l’entrevue prend l’allure d’une conversation animée où il n’y a de place que pour la vérité. Bienvenue dans le merveilleux monde no bullshit de Fabien Cloutier.

L’HOMME-ORCHESTRE

Il est le frère de Martin Matte dans Les beaux malaises, l’entraîneur tombeur dans Boomerang, le chroniqueur irrévérencieux d’Esprit critique, l’auteur de plusieurs pièces de théâtre (Scotstown, Cranbourne, Pour réussir un poulet) et de son premier spectacle solo, Assume, qu’il présente un peu partout au Québec. On peut affirmer sans se tromper que le jeune quadragénaire est très sollicité. Est-ce que ça n’en fait pas beaucoup d’un seul coup? «Je gère tout ça assez sereinement. Peut- être que si ça m’était arrivé à 25 ans, ç’aurait été différent. Et je suis très conscient que la machine nourrit la machine. Ce que je fais à la télé amène du monde dans mes salles, c’est clair.»

Celui qui doit aujourd’hui refuser certains projets télévisuels intéressants par manque de temps a néanmoins exercé son métier pendant presque 15 ans avant d’obtenir la reconnaissance du public. La notoriété ne semble pourtant pas lui avoir manqué. «Je n’aurais pas pu “toffer” toutes ces années comme acteur si je l’avais fait pour ça. On doit accomplir notre travail pour les raisons qui nous animent personnellement. J’en ai vu des gens chercher la reconnaissance à tout prix et se perdre là-dedans. C’est lourd.»

Bien que chaque mot qui sort de la bouche de Fabien semble réfléchi, il ne verse jamais dans le discours préfabriqué. Il connaît la game, mais il refuse d’en jouer une. «Je ne convoite pas grand chose, en fait. Tu sais, le gars qui se dit: “J’ai assez hâte qu’on m’appelle pour être LE MEC PLUS ULTRA dans le magazine VÉRO, il me semble que c’est mon tour”, c’est parce qu’il calcule trop! On ne doit pas mesurer sa réussite à ce genre de choses-là…»

Cela dit, ne nous méprenons pas sur ses propos: l’acteur ne fait pas ici preuve de rudesse ni de fausse modestie, mais bien d’une étonnante lucidité. Il poursuit: «Mais j’ai besoin de faire des entrevues comme celle-ci! J’ai encore du public à rencontrer. Il me faut donc trouver des courroies de transmission pour le rejoindre et qu’il vienne voir mes shows, parce qu’ultimement c’est sur une scène que je performe le mieux.»

L’ART NÉCESSAIRE

Avant la performance devant les spectateurs vient nécessairement le processus créatif. Fabien avoue qu’il ne sait jamais précisément ce qu’il veut dire lorsqu’il commence à écrire. Il évite ainsi de restreindre ses options. Dans son one man show Assume, les thèmes de la responsabilisation, de la nécessité d’être soi et d’endosser ses idéaux sont abordés. Et les intentions de l’artiste sont aussi claires que louables: «J’ai la prétention de changer le monde, une personne à la fois. Je crois que l’expérience vécue un jour face à une œuvre d’art, que ce soit un tableau ou un show d’humour, peut faire changer ta vie pour le mieux. Et ça ne se mesure pas. Il y aura toujours quelqu’un pour mesurer les dépenses associées à l’art, mais jamais les bénéfices.»

Assise devant quelqu’un d’aussi passionné par son sujet, je me questionne. Sommes-nous suffisamment en contact avec l’art sous toutes ses formes? La réponse de Fabien, tel un cri du cœur, gagnerait à se rendre jusqu’aux oreilles de nos dirigeants: «Bien sûr que non! Et ça commence avec les tout-petits. Dans certaines écoles, il existe des programmes pour inciter les enfants défavorisés à aller au théâtre. C’est génial, mais si l’enfant déménage, ce sont ses parents qui devront payer pour ce genre d’activités. Déjà qu’ils sont obligés de fournir les papiers-mouchoirs à l’école…» L’homme inspire profondément, comme pour se ressaisir un peu, et poursuit: «Quand on est rendu à compter les boîtes de Kleenex en classe, on n’est pas à la veille d’amener les enfants au théâtre juste pour leur bien. Et on est surtout loin d’une sortie au musée, pour voir une expo pas forcément conçue pour leur groupe d’âge. On veut tellement être sûr que ce soit fait pour eux et qu’ils se souviennent de quelque chose… Mais rien de tout ça n’est obligé.»

Animé d’un esprit libre qui fait fi des conventions, l’auteur n’a pas hésité une seconde à emmener ses gars voir ses pièces Scotstown et Cranbourne, même si, à sept et neuf ans, ils ne correspondaient pas tout à fait au public cible. «Je voulais qu’ils me voient les jouer avant que j’arrête, dit-il. Oui, il y a plein de gros mots là-dedans et ils savent qu’ils ne doivent pas les répéter. Ils ne sont pas non plus revenus à la maison avec le caractère grossier du personnage!» (rires)

AU-DELÀ DES APPARENCES

Bien que l’homme affirme ne pas avoir de tabou et pouvoir parler de tout, son assurance semble fondre comme popsicle au soleil lorsque je m’avance sur le terrain glissant de son apparence qui semble plaire à la gent féminine. Ai-je réussi à gêner l’inébranlable Fabien? «C’est très drôle tout ça. Je m’en fous un peu, mais c’est sûr que ça me fait sourire. Je viens d’une famille où on fait plein de jokes sur notre grande beauté. (rires) Mes tantes m’appellent toutes “mon beau”. Pour moi, c’est plus une blague qu’autre chose.»

Quand je lui mentionne qu’il fait l’unanimité au bureau en tant que mâle-alpha-qui-habite-son-corps, il détourne le compliment par une réflexion sociologique. «Depuis quelques années, beaucoup de jeunes acteurs sont faits sur le même modèle, bien musclés et tout. Puis arrive un jour une scène où ils doivent tenir un marteau et… ils en sont incapables. C’est très généralisé comme affirmation, mais on dirait qu’ils finissent tous par bouger de la même façon dans leur corps de gars qui s’entraîne. Ils ont l’air gauche dans des activités dites “masculines”. Une fois qu’on a vu tes gros bras, mon gars, qu’est-ce que t’es capable de faire? Es-tu capable de prendre une crowbar et d’arracher un deux par quatre? Non? Ben moi, oui.»

Je vois clairement où il veut en venir, mais je sens qu’il repousse tant qu’il peut la chute de son intervention. Devant mon haussement de sourcils et mon léger sourire en guise de «Et alors?», c’est en baissant les yeux vers son latte qu’il me répond: «Ça explique peut-être ton affaire du gars qui habite son corps… et je suis tellement beau, de toute façon», dit-il en étouffant un éclat de rire. Comme pour être certain que son gag a été bien compris, il clôt le sujet en s’exclamant: «Quand je me lève le matin, je ne me sens pas tout à fait comme la saveur du mois, mettons.»

PRENDRE POSITION

Plutôt gauchiste et «indépendantiste orphelin de parti», Fabien fait de la politique au quotidien, en tentant d’abord de faire rouler l’économie québécoise. Simplement. «Si je veux des pommes, j’achète des pommes du Québec. Je ne comprends pas qu’on en fasse venir de la Nouvelle-Zélande. Même chose pour le porc du Québec; si j’en mange, c’est parce que je pense que c’est mieux pour moi ET parce que le producteur pourrait finir par acheter des billets pour mon show. J’y crois à cette économie-là. On se tire complètement dans le pied en étant toujours dans la course au produit le moins cher possible.»

L’individualisme en matière de consommation, très peu pour Fabien. Il pousse sa réflexion plus loin et, du coup, sollicite la mienne: «Tu ne trouves pas ça un peu absurde, toi, que tout le monde ait une tondeuse? Si, dans ma rue, on en avait une pour 10 maisons et qu’on se la prêtait à la place? Ce n’est pas juste une question d’argent, c’est plutôt une façon d’éviter de surconsommer. On pourrait regagner un peu le sens du collectif, il me semble. Et là, qu’on se comprenne bien, je ne suis pas en train de passer un message à mes voisins!» (rires)

Son téléphone émet un léger bip. Deux heures ont passé. Déjà. Le temps est venu pour Fabien de migrer vers la Rive-Sud et d’aller chercher ses gars à l’école. Il remet sa tuque, me fait la bise et passe la porte. C’est le cerveau en pleine ébullition que je quitte le resto à mon tour, maintenant disciple du phénomène Fabien Cloutier.

Photo: Jocelyn Michel

À lire aussi: Entrevue avec P-A Méthot



Catégories : Culture
1 Masquer les commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse de courriel ne sera pas publiée.

  1. marcelle gill dit :

    Personnage vraiment inspirant!

Ajouter un commentaire

Magazine Véro

S'abonner au magazine