Voyager seule

14 Avr 2016 par Ève Déziel
Catégories : Voyage
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Notre collaboratrice Eve Déziel partage son expérience de voyage en solo.

Le Vietnam et moi on se tournait autour depuis des lunes.

À 16 ans, étudiante, je servais des rouleaux de printemps et des nids d’hirondelle aux clients d’un des premiers restaurants vietnamiens de Montréal. Moi qui depuis l’enfance «babounais» devant les petits pois en conserve et les piments farcis au Minute Rice, je découvre alors cette chose extraordinaire: manger rend heureux! Puisque la cuisinière ne partage pas ses recettes, je mettrai des années à trouver une dame qui offre clandestinement des cours dans son sous-sol à Laval. Grâce à elle, l’anis étoilé éclaire depuis mon garde-manger. Trois décennies plus tard, je ferai la connaissance d’un être exceptionnel, une femme qui allait devenir mon amie: l’auteure Kim Thuy. Vous voyez, le Vietnam et moi nous étions mûrs pour nous rencontrer!

En janvier 2011, je pars seule pour Saïgon (Hô Chi Minh-Ville).

Pour m’aider à atterrir, le frère de Kim m’offre le confort de sa chambre d’amis. C’est là, en sécurité, à l’abri du vacarme des motocyclettes que je me remets du décalage horaire. Levée à l’aube, je sors marcher. C’est en flânant que j’aime «rencontrer» une ville étrangère: sans guide touristique, sans listes de musts à visiter. Parfois, je reste assise sur un banc. J’observe le va-et-vient des passants et j’essaie grâce à un rictus, un claquement de talon ou un regard embué de décrypter les états d’âme. Parfois, je reste là, les yeux mi-clos, devant un thé parfumé.

Le soir, après son travail, le frère de Kim me tient compagnie. Je peux rester le temps qu’il me faudra pour dompter le décalage. Mon corps exigera 72 heures. Le vrai voyage en solo commence quand je quitte Saïgon. Pendant les 20 prochains jours, entre les plages du centre du pays et les rizières de Sapa, je prends des trains de nuit et des bus de jour. Le pays est vaste et, en janvier, toutes les saisons coexistent: canicule au sud, pluie automnale sur les plateaux et froid humide au nord. Quand j’arrive à Hanoï, je porte trois pulls et je n’ai pas conversé avec un autre humain depuis trois semaines.

Les seuls mots que je formule servent au nécessaire: me nourrir, trouver un endroit où dormir, m’informer si Internet fonctionne (enfin) à l’hôtel. Je l’avoue, je frappe un mur. Mon hôtel est à deux pas d’un quartier millénaire, celui que l’on surnomme «Les 36 ruelles». Le nom de chacune de ces ruelles est précédé du mot «Hàng», signifiant «boutique», il est suivi du nom de l’activité qui s’y déroulait au XVe siècle. Par exemple, la ruelle Hàng Bac réunissait les orfèvres, Hàng Thiec les ferblantiers, Hàng Dao les tailleurs de soie. Aujourd’hui c’est moins clair: casseroles, faux sacs griffés, poissons-chats grillés et babioles bon marché s’entremêlent et brouillent les repères. Le précieux côtoie le disgracieux. Encerclant le vieux quartier, quelques «souvenirs d’Indochine» et de nombreux lacs et jardins magnifiques. Hanoï est troublante: une déesse à la bouche édentée.

J’ai «froid en d’dans». J’ai besoin de parler, de converser. J’ai sous-estimé ma capacité à me trouver face à moi-même. Si je ne veux pas sauter dans le prochain avion, je dois rencontrer quelqu’un qui partage ma langue maternelle.

Je sais, je suis une mauviette à côté de ces milliers d’expatriés, parachutés dans un pays dont ils ignorent tout. J’avais déjà de l’empathie pour la famille et les compatriotes de Kim qui ont atterri au Québec à une époque où la citronnelle se réduisait à une spirale verte qu’on achetait pour chasser les maringouins. Là je prends conscience du courage qu’exige un déracinement permanent.

Les yeux dans l’eau, au détour d’une ruelle, je vois une petite pancarte où il est écrit «Tour français». J’y entre comme on entre à l’urgence. On m’assigne une guide sur-le-champ. Elle s’appelle Tù (Tout). Sur le trottoir, Tù me résume fièrement le programme de l’après-midi: «Nous visiterons le mausolée et le palais d’Hô Chi Minh-Ville, la pagode des Parfums, la pagode du Maître, la Cathédrale, le Temple de la Littérature et, finalement, vous assisterez au spectacle de marionnettes du célèbre théâtre d’eau.» J’ai le tournis.

«N’en faites pas une affaire personnelle, mais je serai une bien mauvaise touriste aujourd’hui. Vous choisissez l’endroit et quand nous y serons, nous parlerons, nous bavarderons, d’accord?»

Ma guide est décontenancée. Elle est formée pour réciter les dates et glorifier les héros, pas pour jaser. Mais j’insiste.

C’est ainsi que face au lac de l’Épée restituée, je fais la connaissance de Tù. D’abord méfiante (ou réservée?), elle répond brièvement à mes questions. Alors nous inversons les rôles. Elle semble très intéressée par ma vie personnelle. «Avez-vous des enfants? Que signifient leurs prénoms?» «Oui, j’ai des enfants. Ils sont grands. Désolée, mais la plupart des prénoms ne signifient rien chez nous, à moins de s’appeler Rose, Marie-Soleil, Roch ou Pierre.»

Tù est déçue, navrée pour les enfants québécois. Alors pour redorer notre blason, je lui raconte que chez nous les jeunes scouts ont droit à un totem! Belette courageuse, Albatros généreux… Ma guide conclut que «tous» les enfants québécois devraient entrer chez les scouts.

Tù me parle de ses parents qui comptent sur elle et ses frères pour les soutenir quand ils seront trop vieux pour subvenir à leurs besoins. Encore là, elle est perplexe quand je lui avoue qu’au Québec, les parents âgés terminent le plus souvent leur vie dans un établissement.

À la fin de l’après-midi, «la» question fuse: «Pourquoi voyages-tu seule?»

«Je suis séparée depuis quelques mois, au retour mon mari et moi allons divorcer. J’avais besoin de prendre un peu de distance (bon, d’accord, beaucoup de distance!).»

Tù réfléchit et conclut: «C’est triste, mais tu es en partie responsable, car tu n’as pas bien choisi ton astrologue.»

«Pardon??!!»

«Au Vietnam, presque tout le monde consulte un astrologue pour s’assurer de bien choisir son partenaire et ensuite décider du jour de son mariage.» Tù est étonnée qu’on n’offre pas ce service essentiel au Québec.

Nos prénoms n’ont aucun sens, nos mariages sont laissés au hasard et nos vieux ne doivent pas compter sur leurs descendants.

En la quittant, je vais allumer un bâton d’encens dans une pagode proposée par ma guide.

Madame Tù, je ne sais pas si ce magazine tombera un jour entre vos mains. Qui sait, une touriste québécoise en laissera peut-être un exemplaire sur le banc du lac où nous avons fraternisé il y a cinq ans.

Merci, chère Tù, pour la chaleur humaine.

J’aimerais que vous sachiez: depuis notre rencontre, mes parents sont tour à tour décédés. Tous leurs enfants étaient là pour leur tenir la main. J’ai oublié de vous dire, ma fille a trois prénoms, le deuxième est Avril. Ça signifie pour moi «joie de vivre». Vous ne le trouverez pas dans un

dictionnaire. C’est une définition personnelle. Et finalement, soyez rassurée: j’ai consulté une astrologue. Elle me prédit une année exceptionnelle!

Je vous la souhaite tout aussi belle!

Photo: Andréanne Gauthier



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  1. Jeannine Pagé dit :

    Très beau texte Eve! Ça prenait du courage pour partir seule. La retraite s’en vient pour moi. Je suis un cours de Création Littéraire et je vais aussi écrire à ce moment.

  2. Louise Déziel dit :

    Quel beau texte d’Eve, félicitations! Il est super intéressant; il me rappelle de bons souvenirs étant moi-même allée au Vietnam.
    Ève compose de façon extraordinaire, elle est vraiment intéressante et captivante à lire.
    Merci pour cette belle lecture.

  3. Ptricia Landry dit :

    Tu as reçu une fleur, et nous, …un bouquet !

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