À preuve, un des entrepreneurs les plus en vue au Québec, Alexandre Taillefer, et deux humoristes à succès, Rachid Badouri et Mario Tessier, admettent en avoir vécu les effets pervers. Conversation à la fois éclairante et rassurante.
D’abord, amusons-nous un peu en ramenant nos trois invités à ces moments précis où le stress les a pétrifiés. Parce qu’à les entendre raconter leurs anecdotes, on comprend que les symptômes ressentis face à la pression sont souvent très physiques.
«Plus jeune, la pression que j’éprouvais était si négative qu’il a fallu que ça arrête, avoue l’ancien membre des Grandes Gueules, Mario Tessier. J’ai encore en tête l’animation de mon premier gala Artis avec José Gaudet. J’avais les dents collées aux lèvres tellement je n’avais plus de salive! Je me suis alors dit que je ne voulais plus jamais vivre cette pression-là. C’est trop malsain. Et c’était encore pire pour José. Juste avant d’entrer en scène, je voyais bien qu’il n’était plus là. J’avais peur qu’il meure devant moi! Je me souviens de l’avoir regardé et de lui avoir dit: “José, on est fait pour ça, man. C’est notre rêve de ti-gars, ça va bien aller!” Aujourd’hui, je gère mieux la pression parce que je sais que le pire qui peut m’arriver, c’est de me planter. Pis si je me plante, au moins, j’aurai essayé quelque chose.»
Même des hommes qui ont toujours l’air en parfait contrôle d’eux-mêmes ont connu leur part d’épisodes tortueux. L’homme d’affaires Alexandre Taillefer, ex-Dragon et entrepreneur chevronné, en a également subi les affres il y a quelques années.
«Je me souviens d’un moment, alors que j’assistais à une conférence à laquelle participait Pierre Lassonde, un entrepreneur exceptionnel. C’est un multimilliardaire, le génie de l’or. J’étais donc dans la salle, avec une centaine de top PDG québécois, et j’avais une question très précise à lui poser. En me levant pour me rendre au micro, je me suis à trembler de tous mes membres et je n’ai jamais réussi à lui parler. Il a fallu que je me rassoie. C’est la seule fois de ma vie qu’une chose pareille m’est arrivée. J’ai eu un blocage physique complet. Incapable de prononcer le moindre mot.
– Quand on craque sous la pression, les effets sont souvent physiques, raconte Rachid. Je me rappelle très bien que lors mon premier gala Juste pour rire, mes genoux ont barré quand Louis-José m’a présenté. Et j’avais tellement soif! Mes dents claquaient et tout le reste aussi. Je suis arrivé devant les gens et paf, j’avais complètement oublié mon texte. Puis, une voix dans ma tête m’a dit: “Là, mon tabarnouche, t’as 27 ans, tu habites encore chez tes parents, tu leur dois 5000 $, pis le gérant du magasin où tu travailles t’a volé ta blonde, faque improvise pis performe!” Dès que les premiers rires sont arrivés, le texte m’est revenu… Mais sur le coup, c’était infernal.»
Une drogue dure
Cela dit, le fait de s’imposer une certaine pression peut aussi s’avérer un puissant carburant, entre autres lorsque vient le temps de réaliser un projet ou d’écrire un article. Certains procrastinent d’ailleurs tant et aussi longtemps qu’ils n’ont pas ressenti les sueurs et les angoisses précédant la fameuse date limite…
«C’est une drogue, explique Mario. C’est même nourrissant!
– Totalement, renchérit Alexandre. La pression des deadlines, je vis avec ça constamment. Quand j’écris un texte pour La Presse, je remets toujours la rédaction à plus tard… jusqu’à ce que je n’aie plus le choix. Et je sais que si je commence mon article à l’avance, il ne sera pas aussi bon. Je pense que c’est une question de concentration. Lorsque mon cerveau “focusse” sur une seule chose, je suis bien meilleur. Quand j’ai du temps devant moi, je me mets à penser à plein d’autres affaires parce que je sais que ce n’est pas urgent. Mais maintenant, je me sers moins des deadlines pour avancer. Comme j’en ai déjà vécu des tonnes, forcément, j’y suis un peu désensibilisé. Et en vieillissant, t’as davantage de recul. Si tu réfléchis à la pire chose qui pourrait arriver, c’est souvent de faire rire de toi. Quand j’ai commencé [comme chroniqueur] au micro de Paul Arcand, j’étais très mauvais. Faut savoir en rire! C’est pas si grave, après tout.
– Pour ma part, je dois être prudent avec la pression, admet Rachid. En général, celle que je m’impose est positive. Mais si je me mets à m’inventer des scénarios catastrophes, je peux facilement tomber dans une sorte de pression destructrice. Lorsque j’ai été malade, il y a deux ans, on a découvert des taches sur mes poumons et j’ai dû attendre les résultats des tests pour savoir si c’était cancéreux. Je me rappelle ce moment de ma vie comme celui où mon estime personnelle était à son plus bas. J’étais sûr que j’allais mourir. Et j’avais peur de la mort, j’avais des crises d’angoisse, exactement comme celles que j’avais eues quand j’étais tout petit. C’est de l’anxiété, évidemment, mais qui se transforme en beaucoup de pression. Ça peut être très négatif dans mon cas. J’ai eu besoin de cette pression-là pour atteindre le succès que j’ai connu, mais en ce qui me concerne, elle peut devenir dévastatrice.»
Comme nos trois invités œuvrent sous les yeux du public, ils doivent évidemment composer avec la contrainte de plaire au plus grand nombre de personnes possible, aux auditeurs, lecteurs ou téléspectateurs, aux électeurs et, comme de raison, aux critiques.
«Ah, je suis content que tu abordes le sujet, intervient aussitôt Rachid, parce que je me demandais justement comment vous réagissez à cette pression de plaire à tout le monde. Répondez-vous aux gens sur les médias sociaux?
– Personnellement, je suis la cible des radios de Québec depuis cinq ou six ans, rétorque Alexandre. C’est quotidien. Ces animateurs-là n’aiment pas ce que j’incarne ni que, comme entrepreneur, j’aie réussi à obtenir des subventions, que j’aie défendu la hausse du salaire minimum à 15 $… Ils m’attaquent constamment et ils ont créé une espèce de personnage que je suis devenu dans la tête de quoi, 25 000 auditeurs? Vingt-cinq-mille personnes hyper actives sur les réseaux sociaux et qui me ramassent sans cesse sur Twitter. J’ai donc sciemment choisi de beaucoup moins fréquenter les réseaux sociaux et je m’en porte vraiment mieux.
– C’est sûr que ça fait mal, les mauvaises critiques, admet Mario. Quand j’entends des artistes raconter qu’ils ne lisent pas les critiques, je me demande comment ils peuvent dire autant de marde que ça! [rires] J’ai été chanceux parce que j’ai eu de très bonnes critiques dernièrement, mais c’est vrai que ça me fait angoisser. Je réalise que l’approbation des autres a toujours été importante pour moi. Pourquoi est-ce que je monte sur scène, pourquoi ai-je besoin du regard des autres et de me faire répéter que je suis beau? De toute évidence, parce que je suis un [gars] carencé, fucké dans sa tête, et que j’ai envie de me faire aimer.»
La peur de décevoir
Ce que je constate, en écoutant les gars, c’est que la pression qu’on s’impose à soi-même est souvent liée à la peur de décevoir. En ce qui concerne mes trois invités, c’est la crainte de décevoir le public, mais plus généralement, il peut s’agir aussi de notre patron, de notre conjoint, voire de nous- même. Comme si on pouvait difficilement s’épanouir sans l’approbation ou l’assentiment des autres. Comme si la peur de l’échec n’était pas tant celle du résultat d’une quelconque action qu’on réalise, mais plutôt celle du jugement des autres.
«J’ai souvent peur de décevoir le public, confirme Mario. Les gens ont choisi de venir voir mon show. Pour ça, ils ont dépensé leur argent chèrement gagné et j’ai tellement peur qu’ils ne soient pas contents que ça devient malsain. Ça m’arrache le cœur, mais je ne peux pas mieux faire que de donner tout ce que j’ai! Quand je faisais de la radio, je réécoutais systématiquement tous mes sketchs et, parfois, j’arrivais à la maison complètement déprimé, en me traitant de tous les noms. C’était une pression superflue dont j’essaie de me débarrasser aujourd’hui.»
Dans le cas de Rachid Badouri, on peut affirmer que l’humoriste s’était lui-même mis beaucoup de pression sur les épaules dès ses débuts en laissant savoir à tout le monde qu’il voulait devenir big et percer aux États- Unis. Il avait vite adopté une attitude de star, faisant même broder ses initiales sur ses cols de chemises. Dire qu’il n’était pas toujours de commerce agréable est un euphémisme. Au bout du compte, plusieurs attendaient de le voir tomber pour savourer sa chute. Une pression supplémentaire dont il aurait très bien pu se passer…
«Mon psychologue m’a rapidement fait comprendre que gagner un Oscar, aller à Hollywood et tout le reste, ça pouvait être un rêve, une récompense, mais pas un objectif. On devrait être heureux de ce qu’on a plutôt que déprimer à propos de ce qu’on n’a pas. Ça m’a souvent rendu jaloux de mes pairs, ce qui n’était pas nécessairement brillant. En début de carrière, j’ai connu une ascension tellement rapide… et je voulais que ça continue à tout prix. Alors quand il y avait un petit creux professionnel et que quelqu’un d’autre était favorisé, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi c’était lui et pas moi.»
Ah, sacré papa!
– Mon père, lui, a fait une chose qu’il n’aurait jamais dû faire à l’époque: me comparer aux autres, révèle Rachid. “Pourquoi t’es pas comme lui? Pourquoi tu ne fais pas les choses comme Untel?” C’est correct maintenant; je lui en ai parlé et je lui ai pardonné, mais ça m’a quand même pas mal affecté. C’est la pire chose à faire. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles j’ai longtemps carburé à l’opinion des autres.»
Parlant de relations parents-enfants, n’avez-vous pas l’impression qu’on essaie d’enlever à nos petits anges toute forme de pression? On les couve, on leur dit qu’ils sont beaux et fins pour rehausser leur estime de soi, on les félicite d’avoir eu une note de 62 à leur examen de maths… en autant qu’ils aient travaillé fort. Des fois, je me demande si, à force de les ménager, on ne leur prépare pas un dur reality check dans le futur.
«Ben oui! répond Mario. Et tu sais pourquoi on fait ça? C’est parce que l’époque dans laquelle ils sont venus au monde est déjà pleine de pressions extérieures. Comment pourrais-je mettre encore plus de pression sur ma fille, alors qu’elle en a déjà tellement à cause des réseaux sociaux? Les gens sont tellement beaux sur Instagram! Vouloir plaire et se comparer à tout le monde, c’est une pression malsaine, un cancer. Quand j’étais jeune, la pression venait de mes parents, mais aujourd’hui, elle vient de tout un réseau! En tant qu’adulte, on a de la misère à vivre avec la critique, alors imagine ce que c’est pour un enfant!
– C’est certain que les jeunes subissent déjà beaucoup de pression, acquiesce Alexandre. Mais quand je ne suis pas content, que je trouve que ma fille n’a pas bien travaillé, qu’elle a été paresseuse, je ne me gêne pas pour le lui laisser savoir.
– Il faut encadrer nos enfants et ça vient forcément avec une certaine pression de la part des parents, avance Rachid. Par contre, il faut parfois aussi les laisser se casser la gueule. Avec ma femme, on a fait l’erreur de mettre trop de pression sur notre fille quand elle était petite: «Fais pas ça, mets ta tuque, mange pas ça…» On lui a évité toute chute. Il faut pourtant les laisser chuter, mais en s’assurant qu’ils sachent aussi qu’on sera là pour eux lorsqu’ils auront mal. Je me rappelle que mon père me disait de ne pas siffler dans la maison. Je lui demandais: “Mais pourquoi, papa?” “Parce que c’est pas bien”, répondait-il. “Oui mais POURQUOI, papa?” “Parce que c’est comme ça, ferme ta gueule.” Disons que ç’a beaucoup changé depuis…»
Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, le fait de savoir que même les plus grands ont peur de l’échec ou de déplaire, et qu’il leur arrive de paralyser sous l’effet du stress, on dirait que ça me fait du bien. Je suis donc normal. Et vous aussi.
Photos: Marjorie Guindon
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