Notre beau sapin

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11 Déc 2020 par Kim Thúy
Catégories : Culture / Maison / MSN / Noël / Noël
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Pendant longtemps, j’ai regretté de ne pas pouvoir montrer à mes enfants comment dessi­ner. Je ne sais faire que des bonhommes allumettes de­bout.

J’ai essayé de faire «marcher» mes gribouillages. Après une dizaine de ten­tatives, la meilleure ressemblait à Charlie Chaplin debout avec les deux pieds pointés vers le ciel. Impossible de faire mieux. Mais je suis tout de même capable de dessiner un sapin de Noël, et ce, avec une étoile sur la cime. Je l’ai appris de ma mère. Première étape: un triangle. Deuxième étape: un carré pour faire la base du tronc. Troisième étape: des petits triangles sur les deux côtés du grand triangle pour en faire des bras.

Très tôt, ma mère a su que j’avais hérité de son incapacité à dessiner. Elle m’a alors envoyée prendre des leçons auprès d’un artiste à l’époque assez connu à Saigon. Dans la classe, il n’y avait que des adultes très sérieux et moi, la petite fille de cinq ou six ans devant un chevalet pour les grands.

Le professeur nous demandait de diviser notre feuille en huit carrés. Notre travail consistait à reproduire son modèle d’œil gauche. J’étais très intimidée par cet œil plus grand que nature qui me fixait. Plus encore, il ne ressemblait en rien à mes yeux ni à ceux de mes proches.

Contrairement aux miens qui n’ont pas de paupières et qui se referment en se rétractant comme une porte de garage, cet œil modèle avait une grande ligne en arc, bien définie et profonde, sur laquelle un grand rideau de cils se déposait avec la grâce et la légèreté d’une plume d’autruche. Une autre rangée de cils moins longs bordait la paupière inférieure. Ensuite, la pupille et l’iris devaient être pâles… malgré la mine noire de mon crayon.

J’étais une petite fille extrêmement obéissante, alors j’ai dessiné non pas seulement les huit yeux exigés pendant le cours, mais des douzaines d’autres que je tentais de reproduire à la maison. Malgré tous ces exercices, je ne sais toujours pas comment dessiner un œil et encore moins le mien, sans cils et sans paupières. À 52 ans, le seul dessin que je suis capable de faire avec assurance reste le sapin de ma mère.

Quand mes enfants ont commencé à colorier, j’étais très triste de ne pas pouvoir leur dessiner des éléphants, des châteaux ou des camions, comme les autres parents. Jusqu’au jour où je me suis rappelée du fameux proverbe africain: «Il faut tout un village pour élever un enfant.»

Depuis, je leur construis ce village peuplé de leur famille élargie, mais éga­lement d’amis aux métiers variés, qui viennent de l’est ou de l’ouest, qui vivent dans le nord ou dans le sud, qui explorent l’espace ou le temps, qui regardent le monde à l’endroit ou à l’envers, qui sont nés hier ou au siècle dernier, qui racontent en chantant, comptant, dessinant…

Depuis, mes sapins nus sont décorés de leurs voix, de leurs mots, de leurs couleurs, de leurs connaissances et, surtout, de leur affection. Grâce à eux, mes enfants ont un magnifique sapin qui scintille durant toute l’année!

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Photo: Carl Lessard    



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  1. LINDA BERGER dit :

    Quelle femme lumineuse! Qu elle ouvre la bouche pour parler ou qu,elle pousse le crayon, ses mots sont toujours un bonheur!

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