Nous sommes des citoyens dociles, mais à un moment donné, on doit savoir trouver sa joie. Awèye, embarque ma belle*, viens-t’en faire un tour ! m’a dit mon complice.
Alors on a traversé le pont à nos risques et périls, puis on a filé vers l’est, passé le silo no 5. Les rues étaient désertes, seuls les sans-abris avaient pris d’assaut le pavé mouillé, surtout de l’autre côté du boulevard Saint-Laurent, là où les rassemblements sont plus fréquents. À la gang, ils formaient une espèce de tribu de survivants. Libres, sans flic qui vient leur dire de se disperser. Il n’y avait pas un singe dans le coin, juste eux.
Ça leur laissait tout l’espace pour faire des simagrées à cinq autour d’un café fraîchement sorti de l’accueil Bonneau, pour rire à gorge déployée, y aller de gestes démesurés et fous et d’échanges plutôt corsés. Oui, ils avaient toute la rue à eux et de la place pour dormir la tête en bas, assis sur une chaîne de trottoir, là où normalement et même à cette heure sont déjà entassées des voitures.
Seuls au monde, les sans-abris et à eux la ville ?
On se serait crus dans un rêve, oui, sauf qu’on ne rêve pas tous de la même façon. Et nous n’avons pas tous la même vie, confinement ou pas.
Temporairement, le confinement peut porter à sourire et on peut trouver ça presque cute de voir des itinérants dans les rues, car ils ont la paix, pour une fois !
Avouons aussi que ça nous déculpabilise de les voir occuper la ville, en bons privilégiés que nous sommes. Après tout, c’est le printemps et le printemps apporte avec lui son lot de temps doux, pas vrai ? Donc, tout semble plus facile pour eux.
Mais à longueur d’année, être dans la rue n’a rien d’une fête foraine, c’est archi moche. Pourquoi ça changerait pendant la crise ? Quand on sait que dans presque chaque histoire de rue repose un fond vaseux, bourré de fractures de vie et parsemé de troubles mentaux, ce n’est pas exactement la joie.
Nous avons remonté la rue Berri vers le nord pour trouver un café ouvert. Mon complice m’a demandé s’il pouvait me présenter à son « chum ».
Moi : Quoi ? t’as un chum pas loin d’ici ? Que je ne connais pas ?
Lui : Non, tu le ne connais pas. Il est dans la rue, à deux pas du bureau.
Moi : Et tu crois qu’il y sera ce matin ?
Lui : Il y est toujours, à chaque matin, hiver comme été.
Moi : C’est un itinérant ?
Lui : En plein ça ! Je lui offre souvent du café, des croissants et on échange quelques mots, à chaque fois. Pas des longues conversations, mais c’est juste OK.
Moi : Wow ! Il a toute sa tête, tu crois ?
Lui : Je m’en fous. Je l’aide et c’est tout. Je le conseille quand il est dans le trouble avec la police, je l’invite à se calmer et à fermer sa gueule pour qu’il garde sa place ici. Bref, j’écoute ce qu’il a à dire, j’essaie de le comprendre et on se respecte tous les deux.
Moi, dans un élan solidaire : On peut aller lui chercher des croissants, si tu veux.
Il ne m’a pas répondu, mais on a roulé vers un café qui était heureusement ouvert en temps de pandémie et on a acheté beaucoup trop de croissants !
Puis, nous sommes redescendus près de cet endroit où se tient normalement son chum.
Il l’a aperçu de loin, mais il n’était pas seul. Nous non plus puisque notre chienne était du voyage. On s’est approchés doucement, toutes vitres baissées et je l’ai vu.
Il a tout de suite salué mon amoureux et a demandé à voir notre chienne de plus près. Il adore les chiens, paraît-il, et il a déjà établi quelques contacts avec elle par le passé.
Il s’est mis à appeler Praline et à lui parler de chasse. Ça m’a émue.
C’est un méchant colosse, il ressemble étrangement à Kurt Russel. Les cheveux aux épaules, la voix rauque, souriant, il se paye une gueule de vrai conquérant. Dans une autre vie, il a dû être très séduisant. Il l’est encore malgré ses vêtements sales. Il a bonne mine et est assez habillé pour cette pluie fine, ça me rassure un peu.
Son copain est beaucoup plus jeune et a des yeux bleus de mer fâchée. Il est plus farouche par contre et il ne nous fait pas confiance, nous restons prudents.
Il ne nous connaît pas et pour lui nous sommes peut-être trop propres ? Il croit que nous sommes des flics ? Il nous a parlé de complot pandémique et de francs-maçons. Quand on lui a offert des croissants, il nous a dit qu’il n’en voulait pas, que c’était sucré et qu’il ne mangeait jamais sucré. Tin, gang de privilégiés ! que j’ai entendu, dans ma tête.
Nous n’avons rien répliqué et encore moins expliqué que, un croissant, ce n’est pas sucré.
Le « chum » a pris tout le sac pour lui.
Chum : Merci l’grand !
Paraît aussi qui l’appelle tout le temps le grand…
Mon amoureux lui a répondu par une blague et, là, je l’ai entendu rire. Ça m’est rentré dedans comme une tonne de brique, tellement que j’ai failli éclater en sanglots.
C’est peut-être lié à toute l’émotivité qui circule autour de cette saloperie de crise, mais ce rire m’a semblé irréel, comme sorti d’une fable urbaine dont on ne soupçonne rien tant qu’on ne l’a pas sous le nez. Faut dire que ce « chum » a un rire qui fout le cafard ; exactement le même rire que le Joker. En une seconde j’ai eu Joaquin Phoenix sous les yeux. Lui et son rire si particulier, haut perché.
Un rire de fin du monde, à la fois léger et si lourd.
Nous sommes repartis sur ce chemin chaotique d’anciens pavés, près de la tour de l’horloge, avec le sentiment du devoir non accompli et une autre impression que nous sommes finalement toute une armée à faire face à de nombreux obstacles.
Un croissant et un café, ça nourrit et ça réchauffe un « chum », mais c’est trop peu.
Trop peu pour cette bande de sans-abris qui passent leur vie sur le bitume et qui, en ces jours difficiles, ne sont pas protégés autant qu’il le faut.
Cette foutue pandémie n’a pas fini de mettre en relief toutes nos inégalités sociales et nous servir des leçons.
*Paroles d’une chanson de Kain
Christine est une cinquantenaire, amoureuse, mère, passionnée par la vie dans toutes ses imperfections. Elle est curieuse de tout, surtout des autres ! Vous pouvez retrouver certains de ses textes sur son site cinquanteislenouveaumoi.com ou la suivre sur Twitter et Instagram.
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