Patrice Robitaille, l’homme à tout faire

26 Fév 2020 par Jean-Yves Girard
Catégories : Culture / Véro-Article
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Entretien sans flafla ni gants blancs avec l’homme de toutes les situations.

Il a été révélé en 2002 avec Québec-Montréal, film à succès qu’il a coscénarisé. Depuis, l’acteur cumule les rôles: avocat, gars de la construction, sergent-détective, hockeyeur, propriétaire d’une agence d’escortes ou mousquetaire du 17e siècle. Tout ça, chaque fois, avec un rare talent. Prochaine incarnation: un banlieusard moustachu et sans histoire qui devient l’un des plus grands meurtriers du Québec de 1974 dans C’est comme ça que je t’aime.

C’est une matinée pluvieuse du début novembre et Patrice se pointe à l’heure pour sa première épreuve de la journée: l’entrevue. «Je trouve qu’on donne une importance un peu enflée à ce qu’on fait, nous, les acteurs», me dit-il en glissant ses 6 pi 3 po derrière une petite table, au fond du bistrot vide. «Je suis certain que tu aurais pu parler à quelqu’un de très intelligent ce matin, un ingénieur civil, par exemple, et là, t’es pogné avec moi. Mais bon, l’industrie est faite comme ça. Un moment donné, tu arrêtes de te battre.» Il lance cela avec un sourire franc, et cette honnêteté qui pourrait décoiffer le rend fort sympathique. Pendant deux heures, Patrice se pliera de bonne grâce à l’exercice des questions-réponses avec professionnalisme, une bonne dose d’humour et quelques sacres bien sentis. Tant pis si décrire à un journaliste ses bibittes existentielles et son quotidien de banlieusard avec femme et enfants n’est pas son hobby préféré. Pas plus que ne l’est la deuxième épreuve qui l’attend, immédiatement après: la séance photo.

«Une photo, c’est une image fixe et je ne suis pas ben là- dedans. J’ai de la misère à me laisser aller. C’est un métier à part et je n’envie pas mes collègues actrices qui doivent s’y prêter souvent.» Depuis le temps qu’il se voit à l’écran, Patrice a appris à ne pas se regarder, lui, pour ne s’intéresser qu’au personnage. «Alors qu’avec les photos, ce qu’on cherche, c’est ce que je dégage, moi, Patrice Robitaille, ce dont j’ai l’air dans la vraie vie, et c’est exactement ce que j’essaie d’éviter dans mon travail.» Cela dit, la perspective de se faire croquer le portrait par un photographe ne l’a pas empêché de dormir. «Je fais confiance à l’équipe, ce sont des gens de talent.»

 

L’année 2019 a été faste pour Patrice Robitaille. Une de plus, pourrait-on ajouter. «Je suis un chanceux, reconnaît-il. Depuis ma sortie du Conservatoire, il y a 20 ans, j’ai toujours eu des jobs. Chaque jour ou presque, je remercie les forces supérieures.»

Et quand il a des pauses entre deux contrats, l’acteur n’a pas le temps de s’ennuyer des feux de la rampe. «Audrey, ma blonde, est orthodontiste; elle possède sa propre clinique et travaille beaucoup. Le matin, elle part très tôt. Comme j’ai trois filles de 4, 5 et 13 ans, je fais le petit-déjeuner, j’attache les cheveux, je les prépare pour l’école. J’adore ça! Et je vais les reconduire. Il y a trois arrêts: l’une va à la garderie, l’autre à la maternelle, et la plus vieille au secondaire.»

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Suivront-elles ses traces en embrassant un métier où, c’est bien connu, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus? Il n’en sait encore rien. Lui-même aurait pu devenir publicitaire s’il n’avait pas découvert l’impro à l’Université Laval et croisé la route des Ricardo Trogi, Rémi-Pierre Paquin, Jean-Philippe Pearson et Pierre-François Legendre. «Mes parents espéraient que ça ne soit qu’une distraction.» Eh ben non. «Je pense que je savais que ça allait marcher. C’est malade de dire ça, non?»

Pas du tout. Car il avait raison. Avant même d’obtenir son diplôme du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, Patrice foulait les planches du Théâtre Denise-Pelletier dans un Molière. Puis, ce fut la télé, avec Watatatow. «Le premier défi, c’était de percer. Maintenant, c’est de durer. J’essaie d’être un gars à son affaire, travaillant et agréable avec tout le monde.»

La recette semble fonctionner. Au fil des 12 derniers mois, il a tourné dans Ghetto X, la 3e saison de Victor Lessard. «La meilleure», précise fièrement celui qui s’est vu offrir le rôle-titre sans audition. Puis, une fois les scènes ultimes de ce thriller mises en boîte, Patrice n’a eu que trois semaines de congé avant de plonger dans un autre univers, pour lui très familier, celui de François Létourneau.

Après Les invincibles et Série noire, deux téléséries déjantées et primées, Létourneau remet la table avec C’est comme ça que je t’aime. Étonnant et énigmatique, le synopsis parle de «deux couples en crise qui deviendront les criminels les plus meurtriers de l’histoire du crime organisé de la région de Québec». L’action de cette comédie (!) se situe en 1974, année phare du disco, ce qui explique sans doute le look Village People qu’arborera à l’écran Patrice (moustache en balai, favoris en broussaille). Dans ce nouvel opus, à visionner dès le mois de mars à ICI Tou.tv Extra, il partage le haut de l’affiche avec Marilyn Castonguay, Sophie Desmarais, Karine Gonthier-Hyndman. Et François Létourneau, son plus vieux chum.

«Je l’ai connu au cégep. On montait des spectacles avec rien, des décors et des costumes lettes, et on tripait. C’est encore pareil aujourd’hui mais, en plus, on est entourés de gens compétents, avec un budget.» Ils se parlent au téléphone quotidiennement, même le soir après avoir passé toute la journée ensemble sur un plateau. «François, c’est comme un frère. Il est parrain de ma fille aînée, et moi, le parrain de son garçon. Avec lui, Julie Le Breton et quelques autres, j’ai développé une réelle complicité. C’est pourquoi on travaille souvent ensemble. On partage des affinités et une façon de voir le métier qui est semblable.»

Un bon Jack

Et cette façon de voir le métier peut se résumer en deux mots: no bullshit. «J’ai déjà écouté une entrevue avec Jack Nicholson, et l’animateur voulait savoir comment il se préparait pour un rôle. Jack a répondu: “Souvent, je demande au metteur en scène: est-ce que le personnage fourre beaucoup?” La réponse m’a apaisé, moi qui ne me complique pas la vie avec ça.»

Sa méthode de travail est simple. «Je pars de l’intérieur, de quelque chose de vrai, de sincère, ensuite je grossis le trait. Mais surtout, j’essaie toujours de revenir à l’essence, à la raison pour laquelle je fais ce métier-là: le plaisir de jouer.»

Le secret de son succès réside peut-être là: dans son plaisir, évident, à se fondre dans la peau d’un autre. Cette
qualité sautait déjà aux yeux dans Québec-Montréal. À revoir, pour quiconque en douterait.

Avoir le pif

«Dans l’imaginaire du public, on est la somme des rôles qu’on a eus. Je sais bien que, pour des gens, je suis le gnochon qui tient des propos un peu bizarres dans Les beaux malaises. Et je m’en fous si c’est si ça. Moi, je me pourlèche les
babines quand on me demande de jouer le gros colon, le genre de personnage qu’on me propose souvent. Mais j’ai été aussi bien d’autres types d’hommes. Victor Lessard, par exemple, un gars complexe qui a une vie intérieure riche.»

En effet, son CV fait état d’un impressionnant éventail d’identités. Et l’une d’elles sort vraiment du lot.

En 2012, Serge Denoncourt a eu le flair de penser à Patrice pour incarner un personnage immense et à mille lieues du gnochon: Cyrano de Bergerac. Deux ans de préparation plus tard, tous ont applaudi en chœur ce choix: «Patrice remporte la bataille haut la main… une performance étincelante», écrivait-on dans La Presse; «Il impressionne et séduit», disait-on à Radio-Canada… Dans ce concert d’éloges, une fausse note, gracieuseté de Patrice Robitaille. Il l’a avoué de but en blanc à l’émission La vraie nature: sur les 34 représentations du chef-d’œuvre d’Edmond Rostand, pas une seule fois son Cyrano ne l’a entièrement satisfait.

On se dit que l’acteur est trop dur envers lui-même; n’a-t-il pas lu les critiques? Sauf que c’est un peu plus sérieux que cela. Assez pour porter un nom: anxiété de performance. Avant 2004, Patrice ignorait qu’un tel trouble existait. «Je jouais dans  un théâtre d’été et ça n’allait pas très bien, j’avais une mauvaise hygiène de vie…» De plus, avec ses complices Ricardo Trogi et Jean-Phillipe Pearson, il planchait sur le scénario du film Horloge biologique. «On avait eu un gros hit avec Québec-Montréal et les attentes étaient grandes.»

Conséquence: l’acteur a du mal à respirer, à trouver un sommeil réparateur. Patrice a alors consulté un psy, qui a mis le doigt sur le bobo. «Il m’a aussi dit qu’un succès est plus facile à gérer qu’un échec. Depuis, je relativise, mais ça m’arrive d’avoir encore à composer avec ça.» Et c’est surtout au théâtre que «ça» lui tombe dessus sans crier gare.

L’une des dernières fois remonte à 2014, le jour de son 40e anniversaire, durant l’été de Cyrano. «J’étais chez nous et je ca-po-tais. Je ne voulais pas aller au TNM, je ne sais toujours pas pourquoi, sans doute un trop plein d’affaires… Dans ces cas-là, ma blonde sait comment réagir; elle ne souffle pas sur les braises de l’anxiété, elle connaît le moineau. Elle m’a calmé.»

Tasse-toi, Leonardo!

Il y a quelques années, une anecdote a fait jaser dans les chaumières du Québec… et jusque dans celle de Patrice. Dès que je commence à l’évoquer, il ne peut retenir un très grand sourire. Et le voilà qui raconte l’histoire dans ses mots. «Un soir, j’arrive chez nous, et à la télé, Maripier Morin explique à Pénélope McQuade que Leonardo DiCaprio avait flirté avec elle dans un party hollywoodien et qu’elle avait refusé ses avances, en ajoutant que si ça avait été moi… Ma belle-mère écoutait l’émission, et elle n’en revenait pas!» Patrice le dit d’emblée: il a trouvé cela plutôt flatteur.

L’homme est conscient d’avoir un certain charisme, «cette chose intangible et inexplicable. Mais on ne m’a jamais engagé parce que je suis beau, je ne le suis pas. Le réalisateur du film La petite reine, Alexis Durand-Brault, m’a dit un des plus beaux compliments qu’on puisse me faire: “Toi, Patrice, t’as pas peur d’être lette à l’écran, tu t’en câlisses de ce que t’as l’air.” Pour vrai, j’ai cet abandon-là, let’s go!»

On se quitte au moment où, concentré, il commence à se faire maquiller. Je soupçonne que Patrice Robitaille cherche son mannequin intérieur pour jouer ce nouveau rôle devant l’objectif. Et comme d’habitude, malgré ses appréhensions, il n’oubliera pas d’y trouver un certain plaisir…

Photos: Martin Girard

 



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