J’avais le projet d’arriver à l’avance pour mon entretien de midi avec Éric Bruneau. Vers 11 h, idéalement. Je prévoyais me poser tranquillement et savourer un latté glacé pour me rafraîchir avant son arrivée. Que nenni! Une panne sur la ligne verte du métro, pas de taxi, un pneu de vélo dégonflé, des travaux et des rues barrées en ont décidé autrement. Résultat: je suis arrivée sur place à 11 h 54, trempée et essoufflée. Pour le petit répit, on repassera!
«Je tourne sur deux séries que j’ai coécrites, j’arrive d’une réunion de production dans le Vieux-Montréal, et cet après-midi, je vais dans un boot camp de tennis pour mon rôle dans Virage – Double faute», me confie Éric Bruneau, juste avant de commander une tasse de thé vert au comptoir du café où nous nous sommes donné rendez-vous à midi. En attendant nos sandwichs, on brise la glace en parlant des vies de fous qu’on mène au 21e siècle, plus ou moins malgré nous, de la course effrénée contre la montre, de nos agendas qui se remplissent à la vitesse de l’éclair.
Il faut dire que l’été qui s’achève a été particulièrement chargé pour l’acteur. Celui qui a eu la chance d’être dirigé par les réalisateurs et les metteurs en scène les plus prestigieux du Québec – de Xavier Dolan à Denys Arcand, en passant par René Richard Cyr et Podz – passe de l’autre côté de la caméra, sans pour autant délaisser sa place sous les projecteurs.


Prendre la plume
En effet, celui qu’on connaît avant tout comme interprète, depuis plus de 15 ans maintenant, se lance dans l’écriture et cosigne les séries Avant le crash et Virage – Double faute, qu’on verra respectivement sur nos écrans en 2022 et 2023.
«Je considère que mon parcours est fait de travail, de rencontres et de mentors», affirme Éric quand je l’interroge sur sa perception de sa carrière. «J’ai déjà entendu [l’actrice québécoise] Anne-Marie Cadieux dire que la qualité première d’un acteur, c’est l’acharnement. Et je ne peux qu’être d’accord avec elle.»
Si, à sa sortie de l’École nationale de théâtre du Canada en 2006, le comédien originaire de Saint-Jean-sur-Richelieu se voyait offrir des rôles de jeune premier, le vent a fini par tourner… à son plus grand bonheur. «Des metteurs en scène et des auteurs comme Serge Denoncourt et Michel Marc Bouchard ont vu autre chose en moi et m’ont donné des rôles avec plus de substance, plus de profondeur. J’ai pu me prouver que je pouvais aller plus loin», fait valoir l’acteur.
C’est à 35 ans, en devenant père de la petite Marguerite aux côtés de sa conjointe, la scénariste Kim Lévesque-Lizotte, qu’Éric Bruneau ressent une impulsion, celle de repousser ses limites en prenant la plume. «Mon ambition d’écrire me vient d’une envie profonde de ne pas exister seulement à travers le désir de l’autre», explique humblement le comédien, qui voit son grand saut comme une plongée tête première dans les profondeurs de la création, renouvelant du même coup son amour pour son métier. «Si on souhaite aller plus loin comme artiste, je suis convaincu qu’il faut provoquer les occasions, ne pas simplement attendre que quelqu’un vienne nous chercher. Je sentais aussi que c’était le temps de me pousser, de prendre plus de risques pour moi-même.»

De la rigueur, de la discipline et du travail, c’est ce qu’Éric Bruneau a trouvé en concrétisant son ambition d’écrire, après un processus de réflexion qu’il avait entamé dès la fin des tournages de la télésérie Toute la vérité, en 2014. «Mais l’envie de créer à l’extérieur du regard de l’autre, ce n’est pas assez pour soutenir une simple envie d’écrire, constate le tout nouveau scénariste. C’est bien d’en rêver, mais il faut se lever tous les jours, écrire tous les jours. C’est énormément de travail.»
Une question me brûle les lèvres. Quand on est acteur et qu’on se lance dans l’écriture, est-ce qu’on se sent imposteur? «Bien sûr. Tous les jours, je me dis “Je suis une fraude”, il y a quelqu’un qui va se rendre compte que je ne suis pas si bon», révèle Éric, qui croit que beaucoup de ses pairs ressentent la même chose. «La chaleur fait partie de la vie du pompier, tout comme le doute est inhérent au processus de création.»
Pression de performance
Avec leur nouvelle série dramatique Avant le crash, Éric Bruneau et Kim Lévesque-Lizotte nous plongent dans le monde de la finance, où la pression de performance et ses conséquences atteignent leur paroxysme. En plus de cosigner le scénario, Éric Bruneau se glisse dans la peau de Marc-André, un jeune trentenaire qui prône la simplicité volontaire depuis qu’il a quitté le milieu financier.
La question centrale qui anime le duo de scénaristes: «Est-ce que c’est nous qui voulons toujours performer davantage ou est-ce la société qui souhaite qu’on soit ultraperformant?» Une interrogation qui promet de résonner chez la plupart d’entre nous.
«Pourquoi, quand l’humain voit arriver le mur, continue-t-il à “peser sur le gaz”? se demande le créateur, qui profite de ce questionnement pour mettre en lumière les répercussions du capitalisme sur nos vies amoureuses, sexuelles, familiales et sociales, dans un monde qui avance toujours plus vite. «J’ai 39 ans et je fais partie d’une génération qui veut toujours plus: plus d’argent, plus de reconnaissance, plus de likes. Je pense que tout le monde pourra se reconnaître dans ce projet, puisque je m’intéresse avant tout à l’humain.»
Les réflexions d’Éric Bruneau me font penser au roman Au pays du désespoir tranquille, de Marie-Pierre Duval, une oeuvre à propos d’une femme travaillant dans le milieu de la télévision qui finit par craquer et tout remettre en question à la suite d’un burnout. Un sujet bien dans l’ère du temps.
S’il considère avoir un rapport relativement sain à la culture de la performance, Éric se perçoit tout de même comme quelqu’un d’ambitieux. «J’ai le souhait profond que mes projets fonctionnent et j’ai l’ambition de me rendre au bout de mes propres désirs, dit-il. Le juge le plus sévère envers moi, c’est moi. Mais je ne veux jamais que ma propre ambition devienne maladive, au détriment des autres.»
À quatre mains
«Éric, c’est un intense, un instinctif», nous révèle Kim Lévesque-Lizotte, à qui on a réussi à soutirer quelques informations au sujet de son conjoint et compagnon d’écriture. «C’est un autodidacte. La création de dialogues lui est venue assez naturellement, puis il a pogné la structure. C’est un auteur très intuitif qui construit bien les histoires. Et il tape vite», ajoute-t-elle en riant.
Il faut dire que lors de mon entretien avec Éric, Kim brillait par son absence. Autrice et scénariste reconnue, elle a mis son expérience au service de son partenaire. «Quand j’ai commencé à écrire, j’ai demandé à Kim de me lire et elle est tombée en amour avec les personnages. Elle est venue me rejoindre dans la création et ç’a été un match naturel», raconte-t-il en ne tarissant pas d’éloges sur le talent de son amoureuse. «Pendant la pandémie, Kim écrivait de nuit, et moi je prenais le relai de 5 h à 7 h, avant de passer du temps avec notre fille, puis on parlait des textes à l’heure du midi. La création ensemble s’est inscrite dans notre vie de manière très organique. J’ai adoré ça.»
Si Éric décrit leur collaboration comme «formidable et inespérée», le couple s’est complété à merveille dans cette expérience. «Kim a été patiente avec moi. Elle me disait des trucs comme: “Applique-toi plus là-dessus”, mentionne-t-il en riant, dépourvu d’égo. Et moi comme acteur, je pouvais lui indiquer que certaines phrases étaient trop longues ou se disaient moins bien.»

Tête de série
Comme si l’écriture de la télésérie Avant le crash n’était pas suffisante, le créateur s’est également lancé dans la coscénarisation de Virage – Double faute, aux côtés de Louis Morissette et de Marie-Hélène Lebeau-Taschereau, une télésérie dans laquelle il joue et qu’il coproduit également.
«Ce deuxième volet de Virage s’intéresse à Charles, un joueur de tennis talentueux, mais qui n’a jamais réussi à véritablement tirer son épingle du jeu, raconte Éric, qui ajoute voir son métier d’acteur un peu comme une discipline sportive, un marathon.
«Dans la Ligue nationale de hockey, quand tu es le 150e meilleur au monde, tu es multimillionnaire. Au tennis, si tu n’es pas dans le top 10, tu ne roules vraiment pas sur l’or. C’est fou, la pression qu’ont les joueurs. Mes questions de base étaient: “Jusqu’où doit-on s’acharner?” et “Quand est-ce que c’est correct d’abandonner?”»
Tiens tiens, encore une réflexion sur la performance et le désir de se distinguer. «J’étais dans une chambre d’hôtel à Toronto, je venais d’avoir ma fille et je me suis mis réfléchir à la notion de transmission», se remémore le jeune papa, qui considère l’acte d’écrire comme profondément impudique. «J’ai appelé mon ami Louis [Morissette] et je lui ai dit que j’avais une idée pour la deuxième saison de Virage. Ce n’était pas prévu, mais tout a déboulé très vite.»

Tous les jours, je me dis “Je suis une fraude”, il y a quelqu’un qui va se rendre compte que je ne suis pas si bon.
Récemment, Louis Morissette écrivait dans le magazine VÉRO, à propos de sa collaboration avec Éric, que «l’idée de transmission intergénérationnelle se situe au coeur du récit. Je vais camper le rôle d’un entraîneur de tennis. Coacher Éric à la télé comme dans la vie, lorsqu’il réfléchit à sa carrière d’acteur, d’auteur, de producteur, d’acheteur d’une maison, bref, une série aux allures de métaphore de nos propres vies.»
Pour Éric Bruneau, qui est entièrement d’accord avec les propos de son ami et collègue, Louis Morissette et Marie-Hélène Lebeau-Taschereau ont été de précieux alliés en l’aidant à progresser dans cette année charnière et particulièrement chargée.
Alors que les tournages de Double faute et Avant le crash battent leur plein, est-ce étourdissant de porter autant de chapeaux? «En tant qu’acteur et scénariste, je ne joue pas au réalisateur sur les plateaux de tournage, raconte le comédien, qui éprouve un grand respect pour le travail des créateurs avec lesquels il travaille. «Je participe activement, comme je l’ai toujours fait. Parfois, comme je suis sur place, on me consulte sur certaines intentions, mais je ne cherche pas à faire de l’ombre à qui que ce soit. Je suis juste heureux d’élargir ma vision de mon métier, d’apprendre et, surtout, de me plonger dans la création à 360 degrés, de la page au plateau, en passant par les colonnes de chiffres.»
Visiblement passionné et galvanisé, Éric sort son cellulaire et me montre quelques photos exclusives d’Avant le crash. «Tu vois, être impliqué dès le départ et à toutes les étapes du projet, ça crée un sentiment de fierté tellement fort. Je capote!» Il fait alors défiler les images les unes après les autres, les yeux brillants. Pendant un bref instant, rien d’autre n’existe.
À l’orée de la quarantaine, avec des projets professionnels et personnels plein la tête, une famille précieuse et des réflexions à transmettre au public, après quoi court donc Éric Bruneau? «Après le temps, c’est le nerf de la guerre, répond-il sans équivoque. En dedans de moi, je cours après d’autres choses, mais je vais garder une part de mystère. Regarde mes shows et tu me diras si tu trouves après quoi je cours…»

SES ACTUS
On peut voir Éric dans la télésérie Avant le crash, à ICI Radio-Canada Télé et ICI TOU.TV, et dans Virage – Double faute en 2023, à Noovo.
Photos : Fred Gervais
Stylisme : Farah Benosman
Mise en beauté : Alexandre Deslauriers
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