Un être qui cherche également à connaître et à comprendre l’autre pour mieux échanger avec lui.
La scène a lieu quelque part en 2003. Une amie mentionne un nom familier qui m’était encore inconnu.
«Tu ne connais pas Corneille?
– Oui! Il a écrit Le Cid.
– Non, le chanteur!
– Ah… non, pas encore.»
Le regard de désapprobation, de pitié même, que cette amie m’a offert, je ne l’ai jamais oublié. Ne pas connaître Corneille, là d’où je venais, était un crime de lèse-majesté condamnant le fautif à la solitude. «C’est quoi ta chanson préférée de Corneille?», par contre, était le mot de passe requis pour s’immiscer dans n’importe quel cercle de conversation et rencontrer l’autre.
Avec son premier album, l’auteur-compositeur-interprète a touché une corde qu’aucun autre avant lui n’avait touché. Alors que j’étais adolescent, tout le monde s’appropriait Corneille. Mes amis issus de l’immigration trouvaient en lui un modèle. Les mélomanes reconnaissaient sa voix exceptionnelle. Les filles voyaient un visage craquant. Les gars, eux, voyaient un mec cool. Et les amateurs de mode voyaient – enfin! – un chanteur qui s’habille bien, chose rarissime au début des années 2000.
Au bout du fil, la voix est familière. Pas parce qu’elle a interprété des mélodies accrocheuses depuis 2003. En fait, oui… mais pas que. C’est surtout à cause de la chaleur qu’elle dégage. Comme ce qui se produit avec ses chansons, particulièrement celles de son plus récent album, Encre rose, le sourire ne nous quitte jamais en l’écoutant. «Euh… Allô… Monsieur Corneille? (Pour une première impression charismatique, on repassera.)
– Oui! (Son ton est délicat et bienveillant.)
– Merci de m’accueillir dans votre téléphone!
– (Il rit.) J’aime beaucoup! Je vais la garder, celle-là!»
C’est toujours particulier de rencontrer quelqu’un qu’on a connu sans le connaître. De Corneille, je connais l’histoire, l’oeuvre et l’histoire derrière l’oeuvre. C’est facile d’oublier, en lui parlant, que je ne le connais pas. D’autant plus que dans Encre rose, Corneille révèle un nouveau pan de sa sagesse, de son empathie. Et on y constate une réelle volonté de semer le bien chez celui ou celle qui l’écoutera.

L’heureuse déception
C’est le drame entourant la mort de George Floyd qui a été à l’origine de cet album, plus précisément à cause d’une introspection qui, Corneille l’avoue, l’a déçu face à sa propre perception de l’événement.
«La bougie de la création s’est allumée quand j’ai réalisé que moi aussi, j’étais capable de me laisser bercer dans des mouvances communautaristes. Je me suis moi-même trouvé emporté par un mouvement d’indignation absolument justifié, mais j’ai réalisé que je n’avais pas plus de réflexion sur le sujet que ceux que je critiquais… On met un carré noir sur Facebook. Je le fais moi aussi. Mais, attends… Ça veut dire quoi au juste?»
Plus il élabore sa pensée, plus son ton change, plus son débit ralentit. Et comme chaque fois qu’on fait preuve d’humilité, Corneille replonge dans une introspection. Une citation d’Euripide surgit alors: «Dans la vie, des principes rigoureux donnent plus de déceptions que de joies.» Alors, quand on constate qu’on est peut être semblable à ceux qu’on critique, est-ce une surprise ou une déception? «Les deux. Mais une déception plutôt heureuse, finalement. Il a fallu que je la vive pour réaliser que je me lançais des fleurs et que ça n’était fondé sur rien. Je me définissais comme quelqu’un d’ouvert d’esprit sans réellement penser à ce que ça impliquait. Ce sont des phrases qu’on dit comme ça parce que ça paraît bien. Et je me suis demandé ce que ça ferait si je leur donnais un sens.»
C’est donc le fruit de cette démarche qui a poussé Corneille à créer Encre rose. À travers chacune des chansons de l’album, il décrit une facette de son rapport à l’autre. Il parle de sa mère, des hommes qui l’ont aidé, de ses enfants et même de ses ennemis. Chaque chanson, en fait, est à la fois une réflexion et une lettre qui s’adresse à un «tu». À ce propos, s’agit-il d’un «tu» précis ou si ce «tu» est générique?
«C’était un “tu” très spécifique au départ. J’ai écrit l’album avec mon épouse et on s’adressait à notre fils. Beaucoup de chansons sont nées de ce dont on discutait avec lui et une fois que l’album a été fini, le “tu” est devenu un peu plus générique, mais ça reste des messages qu’on adressait d’abord à notre garçon.»
Justement, c’est assez particulier – unique même – la façon dont Corneille inclut sa famille dans son processus de création. «Nos enfants nous voient souvent, leur mère et moi, griffonner sur l’îlot de la cuisine… C’est devenu normal pour eux.» Il faut dire que Sofia de Medeiros, la femme du chanteur, écrit avec lui depuis 2009, alors que paraissait son album Sans titre. «Elle est arrivée au bon moment, dit-il. Je commençais à plafonner et elle a su insuffler une fraîcheur à mes textes. Ce n’était pas facile au début parce que j’étais seul dans ma bulle, mais je savais qu’elle pouvait m’aider! J’ai vu l’artiste en elle.»

Quand on commence comme artiste, ce qui compte - et l'industrie te le prouve - ce sont les chiffres. Ils sont garants d'une certaine stabilité pour continuer à exercer ce métier. Tu te mets alors à calculer ce que tu dois faire pour t'assurer que tes chansons passent à la radio, que tu sois présent dans les médias...
Célébrité, humilité, dignité
Les chansons de Corneille sont souvent les suites ou les conclusions des conversations qu’il a à table avec Sofia et les enfants, leurs premiers auditeurs. «Ils entendent souvent mes maquettes quand je les reconduis à l’école.» Et leurs avis ne tardent jamais à se faire entendre: «Mon garçon est plus timide. Il ne me donnera son opinion que si je la lui demande. Ma fille, par contre, ne se gêne jamais pour me dire qu’elle a moins aimé une chanson!» Corneille est visiblement attentif à leurs commentaires… d’autant plus que la vérité, dit-on, sort de la bouche des enfants.
D’ailleurs, comment composent les siens avec la célébrité de leur père? «Assez bien. Autant c’est normal pour eux de nous voir travailler sur des chansons, autant ils comprennent que c’est spécial de me voir à la télé.» Sur son dernier opus, la chanson Le prix des étoiles évoque justement les hauts et les bas du vedettariat. «Pour être une légende, faut-il partir trop tôt? Si c’est ça l’offre, je veux monter moins haut», y chante Corneille au sujet de son rapport avec la célébrité, rencontrée à l’âge de 25 ans.
Or, quand on a connu le succès aussi jeune, est-ce compliqué de s’en affranchir? «Pour un artiste, c’est extrêmement difficile», répond-il sans hésiter. Je me permets ici de paraphraser Flaubert en disant qu’on a tendance à oublier que le succès n’est pas un but, mais une conséquence. «C’est vrai. Mais le succès me semble surtout la conséquence d’un acharnement.»
Habituellement, on associe le succès à la ténacité ou même à la chance. C’est la première fois que je vois quelqu’un le relier avec l’acharnement. Et c’est la première fois aussi, depuis le début de notre entretien, que la voix de l’auteur-compositeur-interprète de 45 ans s’alourdit. Visiblement, la célébrité qui l’a frappé de plein fouet au début de l’âge adulte ne l’a pas laissé indemne. «Quand on commence comme artiste, ce qui compte – et l’industrie te le prouve –, ce sont les chiffres. Ils sont garants d’une certaine stabilité pour continuer à exercer ce métier. Tu te mets alors à calculer ce que tu dois faire pour t’assurer que tes chansons passent à la radio, que tu sois présent dans les médias… Et puis un jour, tu comprends que c’est quasiment en incompatibilité totale avec un épanouissement personnel.»
Le plus dur, c'est que pendant que tu es dans le tourbillon du succès, tu ne peux pas te présenter en disant que tu n'es pas épanoui personnellement. Donc, t'es pris tout seul.
Après une courte pause, Corneille poursuit: «J’ai rêvé de faire ce métier et ç’a fonctionné. Je me dis à ce moment-là que le bonheur ne peut pas être ailleurs. Finalement, je me suis rendu compte qu’il était partout sauf là. Et le plus dur, c’est que pendant que tu es dans le tourbillon du succès, tu ne peux pas te présenter en disant que tu n’es pas épanoui personnellement. Donc, t’es pris tout seul. Et j’ai vite compris que je ne voulais pas ça.»
Rares sont les vedettes qui ont conscience de l’anormalité du succès artistique. Il faut beaucoup d’humilité pour admettre que l’attention du public et d’une industrie, si agréable soit-elle, s’avère dangereuse. «C’est un vrai appât pour l’égo. Tout le monde te déroule le tapis rouge. On te dit que t’es super bon et tu le crois, parce que tu as tellement de manques à combler. Puis, jour après jour, tu comprends que le vide ne partira pas.»
En s’habituant à l’attention, à la réussite et aux mondanités qui viennent avec, plusieurs finissent par se convaincre qu’ils sont exceptionnels et en oublient leur normalité, voire leur humanité. À titre d’exemple, un récent documentaire sur Johnny Hallyday montre le rockeur français complètement démuni lorsque l’admiration des foules le quitte. Corneille renchérit: «C’est drôle… Je me suis toujours dit qu’à 60 ans, je n’aurai pas envie de vivre en dehors de la vraie vie ni d’être un vieux qui veut avoir l’air d’un gars de 30 ans parce qu’il est nostalgique de l’époque où il plaisait aux filles. J’ai envie d’avoir un minimum de dignité.»
C’est rare d’aussi bien employer le mot «dignité». Un terme qu’on entend souvent quand il s’agit d’adieux. Mais il ne s’agit pas ici d’adieux. Simplement d’un regard honnête sur soi-même. Le sens d’Encre rose devient alors flagrant. Corneille a fait des choix et des constats périlleux, mais qui lui donnent une vraie chance de se définir lui-même et de s’exprimer honnêtement devant les autres. D’être digne, quoi.

Fringues et illusions
J’ose enfin aborder un sujet qui risque de prolonger notre entretien de quelques heures: la mode. «Ah oui! T’aimes la mode, toi aussi!» s’exclame Corneille, qui lance sa propre collection de vêtements avec le tailleur montréalais Atelier 1200. «Moi, tu vois, l’amour de la mode me vient de mon père, je pense. C’était un vrai dandy!» Voilà exactement ce qui arrive quand on jase avec Corneille: à tout moment, on est happé par une phrase qui nous émeut.
Il y a néanmoins un mystère avec la mode. Dans le film Illusions perdues, inspiré d’un roman de Balzac, le personnage principal, Lucien de Rubempré, vit son baptême des mondanités parisiennes. Il cache son trac – et sa soif d’acceptation – derrière un excès d’attributs vestimentaires. L’écrivain Henri Jeanson dirait qu’«une première impression est toujours la bonne, surtout quand elle est mauvaise».
Bref, on peut y voir une marque d’élitisme, mais porter un complet sert souvent à se protéger. Si on a peur de ne pas être à la hauteur d’un événement, au moins, le complet le sera. Corneille rit. «C’est vrai ce que tu dis. En fait, c’est ça qu’on devrait se dire. Si on s’habille bien, c’est d’abord parce qu’on manque de confiance. C’est un acte d’humilité face à l’autre!»
L’autre. Il revient perpétuellement dans les propos de Corneille. L’autre se situe au centre de sa vie. Nous, les autres, il nous a liés par ses chansons. Aujourd’hui, Corneille est visiblement heureux de se (re)construire grâce aux siens et de faire ce qui lui importe réellement. L’autre n’est plus la source d’une image détraquée de lui-même, mais un interlocuteur à qui il souhaite parler simplement et sincèrement. L’autre, c’est nous… mais c’est aussi lui.
Photos : Martin Girard
Assistant-photographe : Hans Laurendeau
Stylisme : Farah Benosman
Mise en beauté : Rose Diop
Coordination : Claudia Guy
Directrice artistique : Marie-Michèle Leduc
Nous remercions chaleureusement le restaurant Bivouac de nous avoir permis d’y réaliser cette séance photo.
À lire aussi :
- Planète hommes : Daniel Bélanger… n’existe pas
- 20 idées de romans pour les vacances
- Le mot de Louis : Les hommes de demain