Rencontre: 3 artistes québécois issus de 3 communautés culturelles

17 Avr 2018 par Patrick Marsolais
Catégories : Culture
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Comment trois artistes d’ici, issus de trois communautés culturelles différentes, perçoivent-ils notre société? Discussion étonnante avec Stefano Faita, Francisco Randez et Normand Brathwaite.

Le Québec de 2018 n’a plus grand-chose à voir avec celui de nos parents. Moins blanc, moins homogène, il adopte des accents nouveaux et se met à l’heure du globe. Pas assez vite pour certains, trop rapidement pour d’autres, son visage change et le traditionalisme cède le pas à l’ouverture.

Attablés devant un délicieux plateau de charcuteries au Mangiafoco, rue Saint-Paul dans le Vieux-Montréal, on jase fort: les opinions se bousculent, les anecdotes fusent et la bonne humeur règne. Bien que les trois hommes soient conscients que rien n’est jamais parfait, ils tendent à s’éloigner du discours ambiant qui prétend que les Québécois font preuve d’intolérance. Au fil des ans, nos trois invités ont connu beaucoup de succès, mais à l’image de ceux qui débarquent ici aujourd’hui, ils sont également partis de zéro.

Stefano Faita est le petit-fils d’un immigrant italien arrivé au Québec en 1952. Il a grandi en anglais et parlait très peu français jusqu’à l’âge de 10 ans. Francisco Randez, lui, est né d’un père espagnol plutôt absent et d’une mère québécoise francophone. Il a passé son enfance dans une coop d’habitation du quartier Ahuntsic, où le multiculturalisme était la norme. Quant à Normand, son père était d’origine jamaïcaine, et sa mère, québécoise caucasienne.

«La communauté noire, je ne l’ai pas connue quand j’étais jeune, lance Normand. En fait, dans Rosemont où nous habitions, la communauté noire, c’était notre famille. Mon adolescence s’est bien passée, parce que j’avais deux frères qui faisaient de la musique et qui étaient très appréciés. Alors même à la polyvalente Père-Marquette qui était “très blanche” et francophone, j’ai pu m’épanouir, faire du théâtre et de la musique aussi. Je sais que ça choque la communauté noire quand je dis ça, mais même si je sais que le racisme existe, je ne l’ai pas vécu.

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– L’influence espagnole a été très présente dans ma vie parce que ma tante s’occupait beaucoup de moi et que mes grand-parents paternels étaient souvent avec nous, raconte Francisco. J’ai donc appris l’espagnol très jeune. Mon nom de famille suscitait parfois de la curiosité, mais rien de sérieux. C’est plus tard, quand j’ai commencé à sortir de Montréal, que je me suis fait poser des questions parfois maladroites.»

Autre son de cloche du côté de Stefano Faita. Quiconque a grandi à Montréal dans les années 70 et 80 se souvient de l’animosité qui régnait alors entre francophones et Italiens, associés à la communauté anglophone. C’était épique, souvent violent, et ça laissait parfois quelques ecchymoses…

«J’ai grandi dans Nouveau-Rosemont, dit Stefano. Au primaire, une seule clôture séparait la cour des écoles franco et anglo. On se tapait dessus des fois, c’est ben clair. On se faisait carrément des fight dates et on se rencontrait dans le parc pour se taper sur la gueule.»

Stefano se familiarise finalement avec la culture francophone en intégrant les équipes de hockey du coin, où la langue de Tremblay est de mise dans le vestiaire. À 12 ans, il parle couramment trois langues, ce qui lui donnera un net avantage dans sa future carrière. Aujourd’hui, c’est en français qu’il a d’abord choisi d’élever ses filles. «Je les ai envoyées à l’école francophone parce que je parle bien le français, mais que mon écriture n’est pas optimale. Je ne voulais pas que mes filles aient le même problème. Par contre, lorsqu’elles sont avec nonno ou nonna [ndlr: les grands-parents], elles essaient de parler italien. Moi, quand j’étais jeune, chaque samedi matin, je devais prendre des cours d’italien and I hated it with a fucking passion, but today, je parle trois langues, et j’aimerais qu’il en soit de même pour mes filles.»

LA ROUTE DU SUCCÈS

Nous sommes au milieu des années 70. La ferveur nationaliste est à son comble, les chansons d’Harmonium résonnent dans les chaînes stéréo, et Symphorien triomphe à la télé. En clair, il n’y a rien pour motiver un jeune Noir à embrasser une carrière de comédien. C’est pourtant dans ce terreau plutôt infertile que débutera l’ascension de celui qui deviendra l’un des artistes québécois les plus emblématiques des 40 dernières années.

«J’étais censé étudier en chimie parce que j’étais très fort là-dedans, raconte Normand, puis un jour, j’ai accompagné un ami qui passait une audition à l’école de théâtre [ndlr: au Cégep Lionel-Groulx]. Il a été refusé, mais on m’a demandé si je voulais m’essayer… J’avais 16 ans, je regardais autour de moi et il y avait pas mal de belles filles, alors je me suis dit pourquoi pas? C’est comme ça que j’ai commencé. N’empêche qu’à ma sortie de l’école, on m’a tout de suite averti que je ne jouerais jamais, à part peut-être dans Othello, où il y avait un rôle de Noir. Sinon, ça n’existait pas.»

Peu de temps après la fin de son cours, le jeune acteur devient pourtant une star instantanée grâce à son personnage de Patrice dans le téléroman Chez Denise. Probablement pour ajouter au réalisme – et sans doute aussi pour l’effet comique – l’auteure Denise Filiatrault lui demande d’ajouter un fort accent haïtien à son jeu. N’était-ce pas un peu caricatural? «Non, répond le principal intéressé. De toute façon, pour moi, l’important c’était de faire entrer un Noir à la télé, peu importe le rôle qu’on voulait bien me faire jouer. Au fil des ans, les Noirs ont perdu leur accent, pis aujourd’hui – et c’est la chose qui me rend le plus fier –, il y a des Noirs dans les téléromans et ça n’agace plus personne…»

Plusieurs années plus tard, nombreux sont ceux qui se moquent également des ambitions du jeune Stefano. Son français a beau être très correct, il est tout de même mâtiné d’expressions anglophones. Et puis à ce moment-là, on voyait encore très peu d’Italiens à la télé québécoise. Qu’à cela ne tienne! Son travail acharné, doublé d’un charisme et d’un entregent indéniables, le propulse au rang de vedette. Livres de recettes, émissions de télé, restaurants: la «marque» Stefano séduit les Québécois. Fort de ce succès, le natif de Villeray conquiert ensuite le Canada anglais… ce qui n’est pas toujours bien vu chez ses fans de la première heure.

– On me reproche de parler souvent en anglais. Mais je n’ai pas à me justifier d’avoir envie de parler anglais à certains moments, et d’autres fois en français. C’est mon droit, that’s it! Et puis, j’espère que j’aurai un jour une autre émission en anglais. Parce que oui, mon marché est beaucoup plus grand du côté anglophone. C’est juste logique.»

– Ce sont vraiment deux solitudes, renchérit Francisco. Au-delà des conflits, il n’y a juste pas de ponts entre les communautés anglophones et francophones. À Montréal, tu vas sur Queen-Mary ou sur Monkland et it’s so cool avec tous ces restaurants étrangers. C’est comme une ville à l’intérieur de la ville et on ne sent aucun lien entre les francos et ces autres communautés culturelles.»

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RACISTES, LES QUÉBÉCOIS?

Propos fielleux sur Facebook, sarcasmes sur le nom de famille, remarques assez odieuses sur la couleur de peau… Stefano, Francisco et Normand en ont vu et entendu de toutes les couleurs. Et pourtant, aucun des trois n’en déduit que notre société est raciste, bien au contraire. Tout au plus évoquent-ils l’ignorance, la bêtise et la peur comme déclencheurs de la xénophobie de certains.

«Ça me choque quand j’entends dire que les Québécois sont racistes, affirme Normand. Je partage ma vie avec une belle grande blonde et le seul endroit où on est bien, c’est au Québec. On va en Jamaïque et au resto, on se fait dévisager à un point tel qu’on ne sait pas si on va en sortir vivants. Autre exemple: à New York, dans un resto chic de Soho, on a demandé deux verres de blanc, et le serveur n’en a rapporté qu’un seul… pour ma femme, bien sûr. C’est correct, je suis habitué, je connais la game. En Guadeloupe, ma femme s’est déjà fait traiter de putain. Alors, imagine quand on s’arrête dans un restaurant du centre des États-Unis avec des gens qui ne savent même pas où est le Vermont! (rires) Sérieusement, mis à part l’Italie et peut-être le Mexique, il n’y a qu’au Québec où je me sens à l’aise.»

Voilà quand même un discours qui détonne dans une période où la réputation des Québécois est mise à mal, que ce soit avec la charte des valeurs, il y a quelques années, ou avec la récente adoption de la Loi sur la neutralité religieuse de l’État. Hérouxville n’est jamais loin quand vient le temps de casser du sucre sur notre dos.

– Le bashing, je suis un peu tanné de ça, lance Normand. J’ai animé la fête de la Saint-Jean-Baptiste pendant 10 ans. Une année il y avait plus de Noirs que de Blancs sur le show, mais ce n’était pas un statement, et personne n’a personne remarqué,

– Vous savez, l’ignorance, c’est un jeu qui se joue à deux, poursuit Francisco. Il y a quelque chose d’un peu dérangeant à voir certains refuser de s’intégrer. Hey dude, tu arrives dans une des communautés les plus ouvertes du monde et tu n’as même pas le goût de la connaître? Moi, ça m’achale. Je trouve que tu perds une occasion de faire partie de quelque chose de grand.

– Tu as raison, c’est dérangeant, approuve Normand. Particulièrement en ce qui concerne les droits des femmes, qui sont ici les mêmes que ceux des hommes. Si ça ne te convient pas, tu n’as pas d’affaire ici, parce que c’est comme ça qu’on fonctionne.

– C’est drôle que tu parles des femmes, parce que j’ai beaucoup appris sur la culture québécoise à travers mes relations amoureuses, avoue Stefano. J’ai eu plusieurs blondes québécoises francophones. C’est comme ça que j’ai commencé à écouter la télé en français, que j’ai fréquenté des bars dont la majorité des clients étaient francophones. Yeah, I owe a lot to the ladies in my life. Des fois, je parle à mes chums et je leur dis: What do you mean you don’t know that tv show? Really?

– On devrait être fiers de notre culture, réplique Francisco. Maintenant, comment la défendre sans occasionner de nombreux dérapages? Ça, c’est une autre question. Comment se battre pour cette ouverture d’esprit sans tomber soi-même dans l’imposition de valeurs contraires, de dogmes? C’est très délicat.»

AVANTAGE CULTUREL

Si leurs origines ont parfois pu être un frein à l’avancement de leur carrière, on peut aussi supposer qu’elles ont octroyé certains avantages à nos trois invités.

– Of course, convient le cuisinier. La sauce tomate, ça vient de l’Italie, l’huile d’olive aussi. Avant même d’être connu, j’avais une carte de visite grâce à mes origines. C’est un stéréotype, mais il est positif. Les Italiens sont reconnus pour être des gens de famille, alors c’est certain que j’étais attrayant pour des entreprises qui recherchent ce côté traditionnel et convivial.

– Je suis d’accord avec toi, Patrick, ajoute Francisco. Le fait d’être métissé m’a servi. À Paris et à Milan, le monde de la mode est très ouvert depuis longtemps. Je connais très peu de gens comme Jean Paul Gaultier, avec qui j’ai beaucoup travaillé, qui se soit autant attaqué aux tabous, qu’il s’agisse du racisme ou de l’homosexualité. Et puis, mes origines espagnoles m’ont servi en télé. C’est parce que je parlais espagnol que je me suis retrouvé au canal Évasion. Je visitais des pays hispanophones et je faisais le pont entre eux et le Québec. Alors oui, clairement, ç’a été un avantage pour moi.

– Pour ma part, je ne serais pas rendu là où je suis aujourd’hui si ce n’était de la couleur de ma peau, estime Normand. Je suis arrivé juste au moment où la population était prête à m’accueillir. Dès que j’ai fait Chez Denise, les gens me reconnaissaient et me disaient “Tabanouche, tabanouche!” Et même si je suis conscient que j’étais leur petit Noir chéri, avec tout le côté paternaliste que ça implique, je ne le voyais vraiment pas de manière négative, ne serait-ce que parce que les enfants m’aimaient. Comment peux-tu transmettre des valeurs racistes à tes kids lorsqu’une de leurs idoles est un Noir?»

Aujourd’hui, dans les écoles, plein de jeunes – toutes nationalités confondues – espèrent trouver leur place dans le milieu des communications au Québec. Et plus ça va, plus ils ont des modèles variés dont ils peuvent s’inspirer. Mes trois invités auront joué, chacun à sa manière, un rôle dans cette évolution normale et logique.

– Je vais rendre hommage à Normand parce que c’est ce qu’il a fait, lance Francisco en souriant, mais je recommande aussi aux jeunes de diversifier leurs intérêts. On peut être acteur, animateur et entrepreneur en même temps. Inventez votre parcours et faites-vous confiance, même quand un orienteur vous conseille de vous trouver une “vraie” job.

– Il faut aussi travailler fort, rappelle Stefano. Oui, j’ai bâti ma carrière en étant italien, chaleureux et tout le reste. Mais j’ai travaillé comme un malade pour y arriver. C’est le secret de la réussite, peu importe le domaine.

– Go for it, conclut Normand. Le Québec est prêt. Les portes sont ouvertes. Et ce n’est pas juste grâce à nous autres, c’est aussi parce que la planète évolue. Il y a un endroit au milieu des États-Unis où ça va moins vite, mais en général, ça avance…»

 

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