Simon Boulerice : Dorénavant un lecteur

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19 Avr 2022 par Simon Boulerice
Catégories : Culture / Oser être soi
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Simon Boulerice fait la preuve qu’il n’est jamais trop tard pour accéder à l’univers des livres.

Enfant, l’épaisseur des livres créait chez moi un vertige. Je manquais souvent de concentration, alors lire une brique, c’était la croix et la bannière. Je lisais une page, puis deux, et rapidement, mon esprit vagabondait. Tout se faufilait dans ma lecture: un écureuil à la fenêtre ou le son de la télé que regardaient mes parents. Je jalousais la complicité que ma sœur entretenait avec ses livres. Lorsqu’elle lisait, c’est comme si rien d’autre n’existait; sa bulle de lectrice était étanche et les pages qu’elle avalait la captivaient tout entière. Moi, en période de lecture, je n’étais enveloppé que d’une bulle de savon; tout était susceptible de briser le moment.

Puis un jour, véritable tournant dans ma vie, ma prof de 4e année m’a dit que j’écrivais bien. Elle ne parlait que de ma calligraphie, mais j’ai naïvement cru qu’elle parlait du contenu de mes textes, de mes idées et de mes structures de phrases. Revigoré, je me suis mis à lire plein de livres pour honorer le compliment mal ciblé. J’ai lu tant d’histoires qu’à la fin de l’année ma prof, époustouflée, a décrété: «Maintenant, tes phrases sont aussi belles que ta manière de les tracer.» C’est là seulement que j’ai découvert que ma carrière de lecteur reposait sur un malentendu. Mais le mal – ou le bien, plutôt? – avait été fait: je m’étais graduellement transformé en lecteur.

Cette prémisse de ma vie littéraire, je l’ai souvent évoquée. C’est là que se trouvent mes fondations d’intellectuel et de créateur: dans l’humilité la plus totale. Ce que j’ai moins révélé, par contre, c’est d’avoir été élevé par des parents travaillants. Mon père, tout particulièrement, jumelait deux métiers pour arriver. Il travaillait la semaine jusqu’à des heures impossibles – souvent de nuit – et les weekends, il les passait au club vidéo, le commerce que lui et ma mère possédaient. La fatigue occupait beaucoup de son temps et ses activités «parascolaires» étaient peu nombreuses. Lire n’était pas une option. Peut-être que l’exercice ne lui semblait pas suffisamment reposant. Pour décrocher, il regardait des films, ce que notre petit clan Boulerice faisait en famille.

Ma carrière de lecteur reposait sur un malentendu. Mais le mal–ou le bien, plutôt? – avait été fait: je m’étais graduellement transformé en lecteur.

Quand j’ai lu La place d’Annie Ernaux, livre dans lequel l’écrivaine française rend hommage à son père défunt, j’ai pensé au mien, résolument présent et vivant. L’autrice peint le portrait d’un homme fier et économe, désirant s’assurer d’un avenir plus reluisant que ce à quoi il était destiné. Il veut s’assurer de sa place dans le monde, mais encore davantage de celle de sa fille, sur laquelle il mise gros. Sa plus grande fierté est que celle-ci appartienne au monde qui l’a dédaigné, lui.

Si mon père se décarcassait autant au travail, je le savais, c’était pour que ma sœur et moi ayons les sous pour aller au cégep et éventuellement à l’université. Une revanche sur ses études secondaires non terminées. Il nous ouvrait grand les portes des

bibliothèques, lui qui les contournait, comme si elles ne le concernaient pas.

Puis, il y a trois ans, mon père a pris sa retraite. Ç’a coïncidé avec le moment où j’ai refait les planchers de mon appartement, au-dessus de celui de mes parents. Le temps des rénovations, mon père a entreposé mes quelque 5 000 livres dans son sous-sol. Peut-être que charrier tant de livres l’a intrigué quant à leur contenu, que le poids des livres réorchestrait ses propres fondations? Peut-être aussi jalousait-il la relation intime avec les livres que j’ai développée au gré des années? Toujours est-il que c’est à ce moment-là que mon père a senti que c’était à son tour de pénétrer dans les mondes infinis de la lecture.

Michel Boulerice a maintenant 66 ans et détient sa première carte de bibliothèque. Ce père, que je n’avais jamais vu lire des livres, est devenu un lecteur redoutable, curieux et assidu, prouvant qu’il n’est jamais trop tard pour avoir accès à l’univers des livres, pour que le lecteur en soi se déploie. Mon père est dorénavant un lecteur.

Un nouveau dialogue père-fils s’amorce ici et je le conçois fécond comme la bibliothèque d’Alexandrie!

À propos

Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.



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  1. Sophie Lafleur dit :

    Quel joli texte et touchante histoire que cette découverte tardive de la lecture! Je te souhaite de belles discussions littéraires avec ton papa !

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