Souper de gars: maîtres aux fourneaux

10 Août 2017 par Patrick Marsolais
Catégories : Culture
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Les foodies Francis Reddy, Vincent Graton et Jeff Boudreault s'enflamment en discutant de bouffe!

Il y a 30 ans, trouver trois gars intéressés à discuter de leur passion pour la cuisine aurait été un brin complexe. En 2017, par contre, les gars comme les filles manipulent le couteau de chef avec autant de dextérité. On en a profité pour réunir trois foodies –  Vincent Graton, Jeff Boudreault et Francis Reddy – autour d’une bonne table de la rue Fleury, à Montréal.

C’est au restaurant Les Cavistes que la discussion s’est amorcée, entre deux bouchées de tartare, de risotto aux fruits de mer et de pâtes au lapin. Cent-vingt minutes de bonheur, qui se sont conclues avec des beignets de ricotta bien chauds auxquels – j’en suis convaincu – nous rêvons tous encore.

«Les gars, si vous êtes ici, c’est parce que vous êtes des gourmands, des amoureux de la bonne chère et les boss dans votre cuisine…»

– Ah non, moi je t’arrête tout de suite! Je n’ai pas le contrôle de la cuisine chez nous, lance Francis. Que ça se sache! Nous partageons la besogne à deux, ma blonde et moi.

– Moi, j’ai vraiment été un control freak de la cuisine, admet Vincent. Ne rentrait pas qui voulait dans MA pièce. Je me prenais pour Jérôme Ferrer. J’étais un peu malade mental.

– C’était effrayant, confirme Francis.

– Il a fallu que je change mon approche, avoue Vincent. Je suis devenu beaucoup moins obsédé. Avant, il fallait que je fasse découvrir des choses à ma famille chaque jour. Ça n’avait aucun bon sens. Ma blonde n’en pouvait plus et elle avait raison, parce que je n’étais pas endurable. Aujourd’hui, je me définis beaucoup moins par la nourriture. Je pense être devenu plus cool, et ça permet aussi aux enfants de prendre leur place.

– Chez nous, dit Jeff, c’est partagé, un peu comme chez Francis, mais de manière bien définie. J’ai le contrôle de la cuisine, mais la fin de semaine seulement. Et c’est parfait pour moi. La semaine, ma blonde planifie les repas et s’occupe du reste. Moi, le weekend, j’aime ça recevoir en grand.

– Ah oui, toi, t’as le beau rôle, lance Vincent. T’es celui qui reçoit les compliments, celui qui en jette…

– Je ne sais pas si j’ai le beau rôle, mais j’aime tellement recevoir! réplique Jeff. Pour moi, le bonheur c’est le chalet, la musique, le verre de vin; là, je mets mon tablier pis je cuisine.

– Ah bon, tu mets un tablier! s’exclame Francis, moqueur.

– Oui, j’aime ça, avoue Jeff. Je m’en suis même fait faire un sur mesure.

– Ah ben ça, ça me fait rire! s’esclaffe Vincent. Moi, je suis plus du genre à cuisiner tout nu…

– Ah oui? On pourrait donc te surnommer “Chef Flambette”, que je lui lance. Mais je te soupçonne d’avoir pas mal d’autres qualités.

– Je dirais que je suis un cuisinier généreux, répond Vincent. Il y a de la matière en tabarouette sur la table. C’est familial, c’est abondant.

– Moi, c’est très cabane à sucre mon affaire, ajoute Jeff. Des soupers où il y a plein de plats et de bouteilles de vin. Les gens sont invités à piger dans ce qu’ils veulent. Je dois avouer que mes plats sont souvent assez gras et qu’il va falloir que je me corrige là-dessus. Ma blonde veut que je “slacke” sur les charcuteries, mais maudit, c’est tellement bon! Tsé, un peu de bacon dans les pâtes…»

Ancrés dans les traditions?

Sauf erreur, la passion pour la gastronomie ne tombe pas du ciel. On ne devient pas un super cuisinier du jour au lendemain et il faut du temps pour apprendre à apprécier pleinement toutes les subtilités des grandes tables. D’où la question que j’adresse à mes invités: «Vous souvenez-vous, les gars, du premier flash qui a déclenché votre éveil culinaire?»

– Moi, c’est clairement grâce à papa, se remémore Francis. En fait, non, c’est plutôt à cause de ma mère qui refusait de lui faire à manger s’il n’était pas à la maison pour souper. T’es pas là? Tant pis pour toi. Lui, il arrivait parfois plus tard à cause de son travail. Il allait alors vers le frigo, il gossait les légumes qui traînaient, il prenait aussi des fromages et là, il cuisinait quelque chose avec ça. Je m’assoyais, je le regardais faire et je voyais le plaisir et la détente qu’il ressentait. C’était fascinant et inspirant. Pis tout ce qu’il faisait goûtait bon.»

– Oh wow! T’es chanceux, parce que le mien avait une recette d’eau bouillante, pis c’est toute, réplique Jeff. Mais, malgré ça, c’est à cause de mon père si j’ai commencé à faire de la bouffe, moi aussi. Parce que je le connaissais peu, je suis allé habiter avec lui quand mes parents se sont séparés. J’avais 13 ans et il ne savait pas faire à manger. Moi, j’ai commencé à travailler dans des petits restos à Roberval. Plongeur au départ, puis aide-cuisinier. J’ai développé un intérêt pour ça parce que je n’avais pas le choix: mon père me servait du baloney brûlé ou me faisait des toasts. Je me suis mis à cuisiner pour lui. J’ai acheté des livres de recettes et je n’ai jamais arrêté.

– Ma mère est certainement une des plus grandes cuisinières que j’ai rencontrées dans ma vie, raconte Vincent. C’était une top, une sautée qui faisait ses propres biscuits soda ou ses chocolats de Pâques. C’est certainement elle qui m’a inspiré.

– Je vous écoute et je vous trouve privilégiés, rétorque Jeff. Parce que j’ai toujours eu l’impression qu’à l’époque de nos parents, on ne prenait pas beaucoup de plaisir à manger, à moins que ce soit lors d’un party des Fêtes ou à Pâques. Prendre le temps de relaxer avec un petit verre de vin pis faire des expériences culinaires, on ne faisait pas tellement ça à l’époque.»

La cuisine fait bien sûr appel aux sens… et à la nostalgie. Les odeurs de notre enfance sont profondément imprégnées en nous, tout comme les plats que nous préparait notre maman le midi, un jour d’école. On reprend les recettes familiales pour revivre ces doux moments, mais aussi pour les transmettre à nos enfants.

– Moi, ce sont les fèves au lard de mon père, dit Francis. Quand je les fais, je suis ému. C’est comme si je me donnais le droit de penser à lui pendant que je les prépare. Comme s’il m’accompagnait là-dedans, jusqu’au moment où je les fais goûter aux gens, curieux de savoir si elles goûtent comme les bines de papa…»

Interpelé, Vincent ajoute aussitôt: «À la maison, c’est le jambon à l’os traditionnel. Tu le pars dans l’eau froide, pis tu le fais mijoter doucement avec ton oignon et ta carotte. Tu le laisses dans son jus toute la nuit. Le lendemain, tu le sors, tu l’éponges, tu le piques d’ananas et tu le remets au four. Là, il est parfait. Ça goûte mon enfance.»

– De mon côté, c’est le pain sandwich de ma mère, renchérit Jeff. Là-dessus, faut que je le lui accorde, elle en fait un très bon. Mais j’ai ben de la misère à le reproduire, parce je ne sais pas trop ce qu’elle met dedans.»

À vos barbecues!

La saison chaude est enfin arrivée et, avec elle, les effluves des grillades qu’on saisit sur le gril. L’été québécois et le BBQ ne font qu’un. Et au risque de sombrer dans les clichés, ces fours d’acier et de fonte émaillée sont d’ordinaire manipulés par des gars. C’est comme ça: on se sent bien en manœuvrant notre appareil de 60 000 BTU…

– Moi, je cuisine beaucoup au barbecue! s’exclame Jeff. J’adore ça, J’en ai même deux: un au charbon pour la cuisson lente et un autre au propane. Au chalet, je m’en suis même construit un dans lequel je cuis mes aliments sur la braise. J’embroche mes poulets et je les fais cuire lentement. Et pendant ce temps-là, j’aime prendre un verre avec mes chums à côté du BBQ.»

Comme Francis et Vincent sont restés plutôt silencieux à l’évocation de cette cuisine virile, je les soupçonne de ne pas avoir succombé à l’attrait du gril…

– Je pense que je ne comprends pas encore le barbecue, avoue Vincent. Quand on est au chalet, je mets mon beau-frère en charge du BBQ et il adore ça. Je le vois, il jouit, cibole! Il fait “shiner” la machine pis tout le kit… Honnêtement, ça ne m’intéresse pas.

– Moi, j’ai compris que je ne l’ai juste pas, tandis que mon fils Arthur est exceptionnel avec ces appareils-là, explique Francis. Toutes ses pièces de viandes sont extraordinaires, parce qu’il s’applique et qu’il reste à côté du BBQ. Je ne suis pas assez patient pour ça. Attendre à côté d’une cuisse de poulet, ça me rend fou. J’ai réalisé que j’étais pourri le jour où j’ai fait cuire des pavés de morue charbonnière. Je les ai mis sur le gril, j’ai fermé le BBQ, je suis allé faire un petit tour et quand je suis revenu quelques minutes plus tard, les flammes étaient à une hauteur hallucinante, et mes magnifiques pavés – que j’avais tellement hâte de manger – étaient réduits à de vulgaires petits chicots.

– Il y a quand même deux ou trois règles à respecter, dit Jeff. Il ne faut jamais mettre les aliments directement sur la flamme et ne jamais fermer le couvercle au complet. Mettons que c’est la base…

– Je sais ben, mais bon, concède Francis.

Je vous écoute parler depuis tout à l’heure, avec passion, avec un langage imagé et une culture culinaire indéniable, et je me demande si vous êtes encore capable d’avoir du plaisir à manger dans un resto sans trop analyser vos plats.

– Un peu… en fait, oui, absolument! s’exclame Jeff. Je suis rendu plus difficile, et ça, je m’en aperçois en tournée, quand on va manger avec des amis au resto. Souvent, ma blonde et moi trouvons ça ben ordinaire, alors que les gens autour de nous sont contents. Nos goûts se sont développés, on est allés ailleurs, ce qui fait qu’un osso bucco, pour nous, ça doit goûter “ÇA” et non pas “ça”…

– C’est peut-être étrange, mais je ne vais pas très souvent au restaurant, dit Francis. Ce n’est pas devenu une routine pour moi. Ça demeure toujours un moment particulier, une petite fête. Et parce que c’est un moment privilégié, mes attentes sont un petit peu plus élevées, peu importe ce que ça coûte, que ce soit 5 $, 25 $ ou 32 $. J’ai tellement de respect pour les restaurateurs que je veux que ce soit bon. Alors je ne suis pas blasé. Plus sévère? Peut-être.

– Je suis un peu comme Francis, explique Vincent. J’ajouterai cependant ceci: je sais pas mal ce que ça coûte de produire ce que j’ai dans mon assiette et je ne veux pas me faire avoir. Surtout si, en plus, le goût est ben ordinaire… Ça me rend furieux.»

#Foodporn #Voyages

Au cours des dernières années, une nouvelle tendance (certains diront un nouveau fléau) a vu le jour: cette fameuse habitude de photographier les plats qu’on cuisine ou ceux qu’on mange au resto, pour les diffuser ensuite sur les réseaux sociaux. Oui, je l’admets, ça m’est arrivé. Il semble toutefois que je suis le seul à avoir succombé (si rarement) à cette mode parmi les gars attablés avec moi. «Non, jamais!» proclament-ils en cœur.

– Je peux parfois prendre une photo d’un plat pour faire un clin d’œil à un ami, mais mettre ça sur les réseaux sociaux, jamais, jamais, JAMAIS! jure Vincent. Je trouve ça prétentieux et je ne pense pas qu’on devrait faire un show avec la bouffe. Si j’étais chez Toqué et que je décidais de photographier mon plat pour transmettre l’image sur les réseaux sociaux, je trouverais ça presque baveux pour les gens qui regardent.

– Je vais vous amener ailleurs, vers le plaisir de manger et de développer sa mémoire sensorielle, renchérit Francis. J’aime le vin parce que chaque petite gorgée entre dans ma tête. Le plaisir de manger, c’est aussi de mémoriser ce que tu goûtes, ce que tu sens, ce que tu vois. Au-delà de la photo, c’est ben plus le fun d’essayer de se souvenir de ce qu’on a mangé après l’avoir imprimé dans notre tête.

– Essayer de conserver une part de romantisme, dis-je.

– Exactement, répond Francis. Et puis, encore faudrait-il que je sache comment le cellulaire fonctionne», répond-il en rigolant.

Alors tant qu’à évoquer le romantisme, allons-y à fond. Si vous pouviez spontanément vous téléporter à n’importe quel endroit sur la planète en compagnie de votre douce moitié pour y déguster ce qui vous fait le plus envie, où iriez-vous?

– Comme j’aime beaucoup les grillades et les poissons entiers, je suppose que ce serait aux abords de la Méditerranée ou au Costa-Rica, où j’ai mangé des poissons fabuleux, déclare Jeff.

– Moi, s’il y a une affaire dont je ne me lasserai jamais, c’est le crabe frais, raconte Vincent. Il n’y a pas grand-chose qui accote ça. J’ai trippé en Thaïlande en explorant toutes les saveurs, mais le crabe, je l’attrape, je n’y ajoute rien, et là, je ramasse toute la chair avec mon doigt et je mets ça dans ma bouche… C’est divin! Je décolle donc assurément vers un endroit où le crabe sort tout juste de la mer.

– Je suis totalement d’accord avec toi, répond Francis en se délectant mentalement. Ce que la nature nous offre avec le crabe est incroyable. Alors je dirais aussi que je me verrais très bien aboutir au bord d’un quai, dans le bout de Sept-Îles, à attendre que les pêcheurs débarquent au port.»

Et puis Francis s’est mis à parler de la Sardaigne, Jeff de la route des vins en Californie, tandis que Vincent, lui, salivait. Moi, j’aurais pu les écouter des heures encore, tellement leurs mots étaient porteurs de saveurs, d’odeurs et des mille et une couleurs des plus succulents mets de la planète…

Nous remercions chaleureusement le restaurant Les Cavistes de nous avoir permis d’y réaliser cet entretien. restaurantlescavistes.com

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Photo: Martin Girard

Cet article est paru dans le magazine VÉRO d’été.

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