Quand on utilise le terme «coparents», on parle souvent d’ex-conjoints qui ont choisi de se séparer à l’amiable et d’entretenir des rapports cordiaux pour le bien-être de leurs enfants. Or, la coparentalité désigne aussi des gens qui décident d’avoir un enfant dans le cadre d’une relation purement platonique. C’est le cas de l’auteur- compositeur-interprète Rufus Wainwright, qui a eu un bébé avec Lorca Cohen, la fille de Leonard Cohen, en 2011. Autre exemple largement médiatisé l’an dernier: l’Ontarienne Natasha Bakht, qui est légalement devenue la deuxième mère du fils de sa meilleure amie et ce, même si elle n’avait jamais entretenu le moindre lien romantique avec elle.
Créer son propre modèle
L’Américaine Rachel Hope, auteure de l’essai Family by Choice – Platonic Partnered Parenting est en quelque sorte la papesse de la coparentalité entre amis – qu’elle-même qualifie de «partenariat parental platonique». Ayant beaucoup souffert du divorce acrimonieux de ses parents lorsqu’elle était enfant, il lui est apparu tout naturel au début de la vingtaine de bâtir son propre projet familial hors du cadre conjugal, qu’elle jugeait trop rigide. Prendre le risque de faire éclater son clan à cause d’une éventuelle trahison amoureuse? Pour Rachel, il n’en était pas question. Elle n’a donc pas cherché l’amoureux idéal, mais bien le père idéal. Et elle l’a trouvé en son vieil ami Glenn, il y a 28 ans: «Il était pour moi le meilleur père potentiel et j’étais pour lui la mère rêvée, mais Glenn étant gai, nous n’avions aucune attirance sexuelle l’un envers l’autre. Un jour, nous avons réalisé que nous pouvions très bien avoir un enfant ensemble sans devoir subir cette terrible pression de réussir à la fois notre couple et notre famille.» Ils ont conçu leur fils par insémination artifi- cielle, puis ont emménagé ensemble. Leur solide amitié et leur engagement ont porté leurs fruits, et c’est sans conflits majeurs qu’ils ont éduqué leur garçon Jesse, aujourd’hui âgé de 27 ans. L’expérience s’est avérée si gratifiante qu’il y a 10 ans, en faisant appel à un autre ami prêt à faire don de son sperme, ils ont remis ça et sont devenus les parents d’une petite Grace.
Aujourd’hui, le père biologique réside à un jet de pierre de leur propriété, ce qui leur permet d’élever la fillette à trois. «Et tout continue de très bien aller!» résume Rachel. Bien sûr, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, celle qui sera bientôt quinquagénaire admet que le chemin de la coparentalité a parfois été jalonné d’obstacles. Qu’elle n’a pas apprécié, par exemple, de sans cesse devoir expliquer aux sceptiques la nature et le fonctionnement de sa famille. Rachel constate néanmoins que les choses ont beaucoup évolué en 28 ans: «À Los Angeles, où nous habitons, une situation comme la nôtre est beaucoup plus courante de nos jours, et les gens peuvent l’envisager sans trop souffrir des préjugés d’autrui. Je suis fière de ce que nous avons accompli. Mes enfants sont intelligents, indépendants, et ils comptent parmi les personnes les plus heureuses, équilibrées et saines que je connaisse. J’ai le sentiment qu’en créant notre propre modèle familial, nous avons vraiment réussi à éviter de répéter les mêmes erreurs que nos parents.»
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Pas de chicane dans ma cabane?
Rachel Hope n’a pas tort. «Bien qu’ils ne soient évidemment pas à l’abri des disputes, les coparents risquent moins de vivre d’intenses conflits que les couples traditionnels, confirme la psychologue Nadia Gagnier. Notamment parce que la question de la jalousie amoureuse ne se pose pas.» Avantage non négligeable quand on sait que l’enfant témoin d’une dispute entre ses parents va ressentir chez eux l’amertume ou encore la baisse d’estime qui en résulte – ce qui peut être très lourd à porter. «J’ai l’impression que nos désaccords peuvent être à la fois plus simples à gérer – parce qu’on n’a pas à les vivre tout en partageant le même espace au quotidien –, et plus compliqués, parce que cette distance peut aussi créer des incompréhensions de part et d’autre», résume pour sa part Jean-François*, coparent d’un garçon de 13 ans. «Mais comme tous les parents, nous tâchons de trouver des solutions pour traverser les crises. Comme tous les parents, nous souhaitons simplement le bien de notre fils.»Conçu par insémination, Julien* vit exclusivement chez sa mère Josée*, mais Jean-François est très présent dans sa vie: «Je le vois souvent, chez lui ou chez moi, et nous allons en vacances ensemble. Julien a été très désiré, attendu et aimé. Je tenais sincèrement à participer à l’éducation d’un enfant, et c’était important pour moi de le faire avec une amie. Quand il est né, Josée avait 40 ans, et moi, 44 ans: il était un peu l’enfant de la dernière chance.»
Futur papa cherche maman
Ceux qui, contrairement à Jean-François et Josée, n’ont pas la chance de trouver un parte- naire parental dans leur entourage immédiat se tournent de plus en plus vers Internet. Parmi eux, Maxime Girard-Tremblay, qui a créé sur Facebook la page Coparentalité Montréal pour permettre aux aspirants-coparents de la région métropolitaine de faire connaissance. «D’après ce que je constate, raconte-t-il, beaucoup d’hommes dans ma situation sont gais et choi- sissent d’avoir un enfant avec une bonne amie, lesbienne ou hétéro. Je n’ai pas eu la chance de croiser sur mon chemin une telle personne, alors je tente actuellement de provoquer les rencontres. Je cherche une mère pour mon futur enfant, mais aussi une meilleure amie pour la vie, car même si je n’ai pas l’intention de cohabiter avec elle, je veux m’assurer que notre lien de confiance sera fort. J’aimerais que notre communication soit positive, que nous puissions voyager et faire des activités en famille… Bref, je rêve d’un coup de foudre amical!»
Il existe par ailleurs des sites Web spécialisés (Modamily.com, FamilyByDesign.com, PollenTree.com, CoParents.com), construits sur un modèle semblable à celui des sites de rencontres, qui permettent de trouver un coparent. «J’espère rencontrer une femme célibataire qui voudrait éduquer un enfant avec moi. La première étape consisterait à développer une amitié durable, laquelle pourrait déboucher sur un véritable partenariat», peut-on lire sur le profil d’un membre de Co-Parentmatch.com. Cette approche virtuelle est de plus en plus courante en Europe et aux États-Unis. Et elle fait également son chemin chez nous: selon Ivan Fatovic, fondateur de Modamily.com, le nombre de Canadiens abonnés à son site a littéralement doublé au cours de la dernière année. Du côté de CoParents.com, le nombre total de membres canadiens aurait presque triplé en deux ans, passant de 933 à 2586. Comme quoi la tendance est bien réelle!
Découvrir la vraie nature du partenaire
Il pourrait être tentant, une fois qu’on a repéré un partenaire potentiel, de fonder au plus vite la famille tant espérée. Ce serait une erreur, estime toutefois la psychologue Nadia Gagnier: «Comme dans le cas des sites conçus pour les rencontres amoureuses, les sites Web permettant de rencontrer d’éventuels coparents risquent fort de montrer une version idéalisée de la réalité. Pour bien découvrir la vraie nature de l’autre, on peut envisager de vivre avec lui ou elle un bout de temps, ou encore partir en voyage en sa compagnie, ce qui permet de constater les habiletés de l’autre pour s’adapter aux imprévus, par exemple.»
Même son de cloche chez Rachel Hope, qui recommande de consacrer au moins un an à discuter de tout ce qui doit être évalué et considéré: les finances, les croyances religieuses et spirituelles, le type d’éducation et de parcours scolaire souhaité, la santé et le bagage génétique… «Vous pouvez bien sûr voir les choses différemment sur certains points, mais vous devez considérer ces distinctions comme une richesse et non comme un compromis, souligne l’auteure. Veillez aussi à choisir quelqu’un d’habile à communiquer en situation de conflit. Et qui respecte ses engagements, car un adulte qui ne tient pas ses promesses est un parent qui risque de décevoir son enfant à répétition.»
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Quel sera l’impact sur l’enfant?
Parlons-en de l’enfant, justement! Avoir des parents non amoureux peut-il influencer son développement affectif ou la perception qu’il aura du couple? Selon Nadia Gagnier, ce n’est pas impossible: «Le très jeune enfant ne remettra pas en question les décisions de ses parents. Toutefois, au moment où il commencera à fréquenter l’école, il prendra conscience du fait que son modèle familial se distingue de celui de la majorité, dont les parents sont amoureux ou l’ont déjà été. Sa réaction sera alors teintée par une multitude de facteurs, y compris son tempérament.» Ainsi, un enfant résilient constatera la situation, sans plus, tan- dis qu’un enfant plus fragile pourrait avoir besoin d’un peu d’accompagnement.
«Rendu à l’adolescence, l’enfant posera sans doute un regard plus critique sur les actions de ses parents et se demandera s’il souhaite reproduire le même modèle familial… ou pas, note la psychologue. On devrait par conséquent l’exposer à différents types de couples bien assortis – ses grands-parents, par exemple –, afin que l’idée même des relations amoureuses ne lui soit pas étrangère au point d’être potentiellement anxiogène.»
Aux yeux de certains, la décision d’avoir un enfant en dehors du couple traditionnel apparaît comme égocentrique. À ceux-là, Nadia Gagnier répond que bien des gens ont des enfants parce qu’ils tiennent à perpétuer leur lignée, à tenir un rôle capital dans la vie de quelqu’un ou encore pour ressentir de la fierté parentale: «Bref, tout désir d’avoir un enfant se fonde en partie sur un certain égoïsme… fort heureusement! Car vu l’immense don de soi que le rôle de parent implique, si nous n’en tirions absolument rien, nous arrêterions simplement de nous reproduire!»
* Prénom fictif à la demande de la personne interviewée.
AUX YEUX DE LA LOI
Il n’existe pas de loi régissant la coparentalité entre amis dans le Code civil du Québec. Les partenaires ont donc tout intérêt à rédiger un document détaillant leur entente, qu’ils prendront soin de réviser, au besoin. Parmi les questions à se poser avant de se lancer dans l’aventure: De quelle façon l’enfant sera-t-il conçu? Qui assistera à l’accouchement? Quels noms figureront sur le certificat de naissance? Où vivra l’enfant? Dans quelles proportions les dépenses seront-elles partagées? Souhaite-t-on prévoir un fonds pour financer ses études?, etc.
Ce reportage est tiré du magazine VÉRO printemps 2018 présentement en kiosque. Abonnez-vous maintenant!
Photo: Unsplash