Je me sens coupable. Ça doit faire 32 ans que je me sens coupable.
Je suis passée ceinture noire dans l’art de cultiver ma culpabilité face aux minuscules et grandes décisions de ma vie. Je dois aussi me rendre à l’évidence: mon sentiment est plus souvent qu’autrement infondé, parce que non lié à un acte délictueux ou une faute justifiée. Je me sens coupable face aux autres et face à moi-même lorsque je ne réussis pas à atteindre mes propres idéaux. Et puis, comble de tout, je finis par me sentir coupable de me sentir coupable. C’est ridicule, je sais. Je me souviendrai toujours du plus grand sentiment de culpabilité et de honte que j’ai vécu en 34 années d’existence.
Retour en 2014, qui s’enlumine et croule sous les millions de photos prises en sous-vêtements devant mon miroir, chaque jour depuis 13 semaines. Analysant la moindre évolution de la minuscule cathédrale dans mon ventre. Chérissant, embrassant chaque microchangement. Espérant, bricolant une histoire, en aimant déjà chacune de ses virgules. Treize semaines d’amour immense, de mots doux chuchotés, de mains baladeuses et bienveillantes qui caressent un ventre déjà un peu arrondi en forme de petite planète. On attendait un bébé, notre premier bébé. Pour vrai de vrai.
Je me souviens de ses yeux rivés sur le minuscule écran à Sainte-Justine. Mon chum tentait désespérément d’analyser et de comprendre le tableau abstrait qui se dessinait sous l’échographe sillonnant mon ventre badigeonné de gel bleu et froid. C’était comme un tableau de Murakami. Un Takashi Murakami, mais sans couleur. Sans cœur qui bat. J’ai vite compris ce qui était en train de se passer.
Je me souviens des interminables secondes d’éternité. La médecin, bouleversée, qui tente de trouver les bons mots. Moi qui attends désespérément qu’elle les prononce, pour que mon chum arrête enfin de chercher le petit cœur clignotant sur l’image floue de l’échographie. Il n’y en avait pas. Il n’y avait plus d’âme dans mon ventre. Je ne transportais plus rien. Juste un paysage vide d’histoire. Vide d’existence, vide d’essence. J’avais de l’amour et des anniversaires plein les bras, mais je n’étais même plus une maman, déjà.
«La grossesse s’est arrêtée, je suis désolée», nous annonçait la médecin. Le choc. La dégringolade. La honte. La culpabilité.
«Je ne suis même pas capable de fabriquer un bébé. J’ai échoué.»
J’entends encore ma petite voix en sanglots et mon amoureux qui tente de me raisonner. J’ai eu honte d’annoncer la nouvelle à mes amis, à ma famille. Le sentiment de culpabilité était si vif. Ma peine était si grande. Cette journée-là, il n’y a pas eu de photo d’échographie sur le frigo de la cuisine. Je suis rentrée à la maison, le corps et le cœur vide. J’avais en main le cachet qui aiderait mon corps à éliminer ce qu’il restait de mon rêve de ventre rond, de petits pyjamas rayés, de nuits blanches, d’un petit nez qui coule, de câlins, de dodos collés.
On n’en parle pas vraiment. C’est tabou. Pourtant les fausses couches compliquent de 15 % à 20 % des grossesses. On nous incite à garder le secret, à ne pas révéler trop tôt la nouvelle d’une grossesse, au cas où ça tournerait mal. Pourquoi? Est-ce honteux? Est-ce un échec de faire une fausse couche? Désormais, je sais bien que la réponse est non. Pourquoi je ne partagerais pas mon bonheur avec les gens que j’aime, si j’en ai envie? Et si jamais ça tournait mal, nous serions plus nombreux à traverser l’épreuve ensemble, non?
Oui, j’ai perdu un bébé. C’est triste. Ça vient de m’arriver encore, il y a quelques jours. J’ai autant de peine que la première fois. Mais cette fois-ci, je refuse de me sentir coupable et d’avoir honte. Je sais que je ne suis pas la seule à qui ça arrive. Je sais que j’ai fait tout ce qu’il fallait. Et je garde espoir qu’un petit pluriel viendra déposer les âmes un jour. Depuis, mon fils me flatte souvent le ventre en lui demandant: «Pis, bébé? Es- tu revenu, là? Je t’attends pour jouer!»
Ingrid St-Pierre est une auteure-compositrice-interprète. Elle est présentement en tournée après la sortie de
son dernier album, Petite plage. Pour plus d’information, on visite le site ingridstpierre.com.
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