«Avoir su, j’en n’aurais pas eu.» Au bout de la ligne, Kim fait cette confidence pour la première fois de sa vie. Cette quadragénaire, mère de trois enfants, ne se sent pas «épanouie» dans son rôle de mère. Jamais elle n’en a parlé à qui que ce soit. «Je n’ai pas l’instinct maternel, dit-elle, et même si j’aime mes petits et que je prends soin d’eux, je regrette ce choix de vie-là.»
Au fil de la conversation, Kim ponctue ses phrases de «mais je les aime, mes enfants!» comme pour rappeler qu’elle n’est pas une mauvaise mère ni un monstre. La culpabilité et la honte, immenses, forcent les mamans à se taire sur ce sujet délicat et controversé. Kim, tout comme les deux autres mères qui nous ont fait des aveux semblables dans le cadre de cet article, ont demandé à ne pas être identifiées. «Mes proches ne le savent pas, lance Hélène, une Montréalaise de 53 ans, mère de deux adolescents. Mais moi, dès que je les ai mis au monde, je savais que ce ne serait pas le rôle de ma vie.» Elle insiste, avec une pointe de sarcasme, sur les quatre derniers mots.
La maternité, une vocation?
Il est vrai que la maternité est le «rôle d’une vie». Sanctifiée depuis la nuit des temps, elle est présentée comme le summum de l’épanouissement dans de nombreuses sociétés. «C’est encore vu comme une chose naturelle, pour une femme, de devenir mère, dit la Dre Valerie Heffernan, qui étudie le féminisme et les questions liées à la maternité depuis plusieurs années à l’Université de Maynooth, en Irlande. Il est largement véhiculé, depuis le début du 19e siècle, que la vocation première d’une femme est d’être mère et que c’est ce qui la rendra heureuse.»
Il suffit de parler aux femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’enfant pour se rendre compte à quel point la pression est (encore) forte pour enfanter, se reproduire et chérir sa progéniture… «C’est un vieux réflexe de penser que toutes les femmes veulent devenir mère, souligne Marie-Ève Cotton, psychiatre. Plusieurs femmes ont des enfants par convention sociale: c’est ce qui est attendu d’elles, c’est le chemin à suivre. Or, il faudrait se poser la question suivante: si certaines femmes ayant choisi de ne pas avoir d’enfant admettent regretter leur décision, pourquoi l’inverse ne serait-il pas vrai?»
Hélène ne se souvient pas d’avoir joué à la maman quand elle était petite. «Je n’ai jamais joué avec des poupées, dit-elle, songeuse. Et adolescente, je n’ai jamais gardé d’enfants. Je n’y ai même jamais pensé!» Fille unique, Kim se décrit comme quelqu’un de plutôt introverti, indépendant et… égoïste. «J’ai été élevée seule, raconte-t-elle, alors j’ai toujours fait les choses à ma façon. Ma liberté a toujours été importante. Devenir mère, c’était bien vu… mais je me suis vite retrouvée dépassée là-dedans.»
Un sujet controversé
Si 43 % des parents disent avoir des regrets passagers d’être devenus pères ou mères, d’après une étude canadienne de 2016, les regrets «permanents», eux, toucheraient entre 3 et 20 % des parents, selon trois études réalisées aux États-Unis et en Europe. Le sujet émerge graduellement sur diverses tribunes, aux quatre coins du monde. Un élément important a contribué à ce tournant: en 2015, la chercheure israélienne Orna Donath a publié une première étude qualitative donnant la parole à 23 femmes de 26 à 73 ans. Elles y avouaient, sans détour, regretter leur maternité. Dans Regretting Motherhood – A Study, la chercheure expose, pour la première fois, la souffrance de ces femmes.
«L’étude est venue démontrer tout l’isolement vécu par ces femmes et le fait qu’elles n’ont pas d’espace pour s’exprimer», explique Armi Mustosmäki, post-doctorante à l’Université de Jyväskylä, en Finlande, qui copubliera cet été une vaste recherche sur les mères qui regrettent d’avoir eu des enfants. Avec l’aide de sa collègue et chercheure Tiina Sihto, Armi a examiné plus de 700 messages dans des forums et groupes de femmes sur le Web qui passent aux aveux. Les recherches des deux femmes dérangent: elles ont été la cible de commentaires haineux. «C’est un sujet extrêmement controversé, rappelle Tiina. Comme s’il n’était pas permis de critiquer la maternité. D’ailleurs, la plupart des gens ne croient pas les femmes qui font de telles confidences.»
À bout de leur rôle
Hélène et Kim affirment toutes deux avoir beaucoup de mal à accepter leurs propres sentiments. Comment alors les communiquer aux autres? «Je suis dans une spirale, confie Hélène. Plus j’essaie d’aimer mon rôle de mère, plus je me force; moins j’aime ça, plus je me sens coupable. Et plus je me sens coupable, plus j’essaie de me forcer à aimer ça!»
Qu’entend-t-elle au juste par «ça»? Le quotidien avec des enfants, une vie routinière, rythmée par les devoirs, les allers-retours aux activités, la préparation des repas, les courses, les corvées, les rendez-vous médicaux et scolaires… «Même si mon conjoint est impliqué dans tout ça, la charge mentale repose sur mes épaules, affirme Kim, dont les enfants ont aujourd’hui 19, 13 et 5 ans. Il m’arrive de prendre des congés de maladie pour passer une journée à la maison et ne rien faire: lire, écrire, écouter des émissions, réfléchir…»
Sylvie, mère d’une fillette de 6 ans, se dit elle aussi à bout de son rôle de parent. «Ça me gruge énormément d’énergie, constate cette Saguenéenne de 44 ans. Quand mon enfant était bébé, j’étais dans mon élément. Nous étions en fusion et ça me semblait facile… Aujourd’hui, ce que je trouve le plus dur, c’est d’avoir à faire de la discipline et d’être responsable d’elle en tout temps. Je pensais que je trouverais ça satisfaisant… mais non.» Sylvie précise que sa fille est facile et gentille, sans problème particulier – et qu’elle était très désirée.
Seules capitaines à bord
Est-ce que les enfants de Sylvie, d’Hélène, de Kim et des autres en paient le prix? Voilà un autre préjugé tenace qui muselle les mères. «Ce qui ressort des études, c’est que les femmes regrettent la maternité, pas leurs enfants! s’exclame la Dre Heffernan. Ce sont deux choses distinctes. Elles aiment leurs enfants et il est même démontré que, dans bien des cas, elles s’en occupent de façon exceptionnelle.» Or, c’est justement cet investissement intense qui a couru à la perte d’Hélène: «J’ai tout donné à mes enfants et j’ai parfois l’impression qu’ils mènent une vie extraordinaire… au prix de la mienne. Je n’ai pas su comment faire autrement.»
Dans l’étude d’Orna Donath, les aspects de la maternité considérés comme les plus pénibles par les mères interrogées sont l’isolement, la lourdeur de s’inquiéter sans cesse, l’ennui, la servitude et la perte de liberté. Des sentiments évoqués aussi par Sylvie, Hélène et Kim.
Pour Laurence Charton, sociodémographe à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), la notion de «regret» doit être remise en question. «Je me demande ce que “regret” veut dire. Quel est le fondement du regret? Est-ce le contexte, par exemple la naissance, la grossesse? Ou est-ce que ce n’est pas l’enfant qu’elles auraient voulu?» Selon Mme Charton, la pression sur les épaules des mères d’aujourd’hui est incommensurable: «Elles doivent être une bonne mère, une bonne conjointe, une bonne professionnelle et, souvent, elles n’ont ni aide extérieure ni weekend pour souffler.»
La chercheure se demande s’il faudrait réorienter le débat sur l’égalité parentale, la distribution des tâches et de cette fameuse charge mentale. Rappelons qu’au Canada, selon une étude de 2015, les mères effectuent près des deux tiers de toutes les tâches domestiques réalisées par les parents – et ce, même si 78 % d’entre elles occupent un emploi (chez les 25-54 ans). Près de 90 % des femmes sentent qu’elles portent toute la charge mentale de la maisonnée, d’après une recherche américaine publiée en janvier 2019. Bref, les mères sont les seules capitaines à bord, sans copilote: elles n’ont que des passagers…
Si Kim, Hélène et Sylvie ont accepté de parler de leur réalité, c’est parce qu’une chose leur tient à cœur: briser le silence. «On m’a souvent dit: “Ça va passer, donne-toi le temps…”, mais ce n’est jamais arrivé», laisse tomber Kim, qui aime rêver aux voyages et aux choix de carrière qu’elle aurait fait si elle n’avait pas eu trois enfants. Elle souhaite que la discussion se poursuive. «Pour trois femmes qui parlent, combien n’osent pas?» conclut Hélène.
Photo: Getty Images
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