C’est l’été, en fin de soirée, sous un ciel rosé aussi enveloppant que magnifique. Mon héritière de trois ans et demi fixe l’horizon, sans rien dire, dans une bulle de quiétude et de sérénité que je lui envie jalousement.
Elle est assise dehors, dans l’herbe, avec un bol de chips qu’elle tient fort comme si c’était son plus grand trésor. Elle mange ses chips une à la fois, tranquillement, doucement. Il y a un petit bout d’éternité qui s’étire entre chacune de ses bouchées.
Elle ignore que je la regarde, ce qui la rend encore plus belle.
Le moment est parfait. Un vrai moment parfait, où même me lever pour aller chercher mon téléphone et la prendre en photo serait un sacrilège. Le moment est tellement parfait qu’il mérite d’être apprécié au même rythme qu’elle mange ses chips.
Ce moment me fait du bien par sa beauté; en même temps, il me rentre dedans. Il me rappelle les trop nombreuses fois où, durant le reste de l’année, j’ai rushé les enfants à cause d’une routine de fou, d’une vie qui va toujours de plus en plus vite.
Je me vois presser mes héritiers à monter dans l’auto le matin parce que vite, on doit aller à la garderie; parce que vite, ensuite, je dois partir travailler; parce que vite, juste toujours plus vite. Toujours plus yark…
Je me revois l’hiver dernier, impatient avec ma fille, lui disant d’arrêter de manger de la neige et d’aller s’asseoir dans l’auto. «Ce n’est pas le temps, on n’a pas le temps!» Mais à quel moment de ma vie ai-je commencé à manquer de temps au point de ne pas pouvoir laisser ma fille de trois ans manger de la neige? Qu’est-ce qui peut bien être plus important que ma fille qui a envie de manger de la neige? On devrait pouvoir se faire pardonner nos retards avec ça!
«Désolé, je suis en retard, ma fille mangeait de la neige ce matin!»
«Désolé du retard, ma fille voulait absolument que je lui coure après dans toute la maison pour l’habiller. Et plus je courais, plus elle riait!»
«Désolé du retard, ma fille voulait son câlin, mais aussi son bec papillon, son bec eskimo et son bec de chien – celui où il faut renifler dans son cou comme un chiot curieux.»
«Désolé du retard, ce matin, j’ai juste choisi ma fille avant tout le reste.»
Je suis conscient que je n’arriverai pas à changer de vie et qu’il y aura encore de ces matins – et de ces journées entières – où tout ira trop vite. Par contre, je me promets d’essayer d’en être un brin plus conscient et de la laisser manger de la neige de temps en temps.
La lenteur avec laquelle ma fille mange ses chips est magnifique. Elle les savoure autant que je savoure l’éternité qu’elle prend pour les manger. Elle regarde au loin sans savoir ce qu’elle va faire demain, ni même ce qu’elle fera dans 15 minutes. Elle savoure le luxe de pouvoir prendre son temps.
C’est ce que j’aime le plus de l’été. J’aime sa lenteur, avec les secondes qui filent doucement et, surtout, qui partent en promettant de vite revenir. J’aime ces fins d’après-midi quand il fait soleil et qu’on ignore l’heure qu’il est. J’aime aussi l’été pour ces jours de pluie où on se console en se disant qu’on remettra ça à demain, tout simplement. J’aime l’été parce que les minutes ont toujours l’air de durer plus longtemps. J’aime l’été pour ces petits bouts d’éternité qui nous manquent si cruellement le reste de l’année.
C’est pendant que je suis là, à me dire à quel point j’aime l’été pour toutes ces raisons, que ma fille se lève tranquillement, vient me voir et me tape sur l’épaule: «Papa, est-ce que je peux encore avoir des chips, svp?» Oui, mon amour, avec plaisir.
Pierre Hébert est un humoriste, auteur et acteur québécois. Pour plus d’information, on visite le site pierrehebert.ca.