À deux ans et demi, Victor aimait mettre des robes et jouer à des jeux dits «féminins». Ses parents, Véronique et Marc, y voyaient un besoin d’exploration et une belle créativité. Mais un an plus tard, lorsque le petit garçon s’est mis à refuser d’aller au parc habillé «en garçon», le couple a pris conscience que sa prédisposition pour les choses traditionnellement féminines dépassait le simple jeu. «C’était vraiment un sentiment profond, raconte Marc. Et c’était constant et persistant.»
Comme tous les parents d’enfants trans, Véronique et Marc ont été ébranlés. Et les questions ont fusé, au fur et à mesure qu’un certain deuil se dessinait. «J’ai dû faire le deuil de mon garçon Victor pour laisser place à ma fille Victoria, dit Marc, un ingénieur de Boucherville. En l’annonçant à mes parents, j’ai éclaté en sanglots.» Sa conjointe Véronique enchaîne: «Dans notre cercle rapproché, l’acceptation a été très variable. Certains ont tout de suite compris, d’autres moins, confie-t-elle. Par exemple, des proches nous ont dit que ça allait passer, d’autres nous ont demandé de ne pas céder aux caprices de notre enfant…»
Des caprices? Certainement pas, soutient la Dre Lyne Chiniara, pédiatre endocrinologue. Selon cette spécialiste, qui s’affaire à mettre sur pied une clinique multidisciplinaire pour suivre médicalement et soutenir les enfants trans et leurs familles au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, l’identité de genre est extrêmement personnelle. «C’est un sentiment interne, qui définit comment on se sent dans son corps. C’est invisible aux yeux des autres mais c’est réel et valable, signale-t-elle. Chaque personne a le droit de s’identifier à un genre – ou à aucun genre!» On appelle «non binaires» les personnes qui ne s’identifient ni totalement au genre féminin ni totalement au genre masculin.
L’ambivalence du genre
C’est le cas de Sacha, 15 ans. Née fille, Sacha a changé de prénom mais ignore pour le moment s’il est plus un «il» ou une «elle» (certaines personnes non binaires préfèrent d’ailleurs qu’on utilise les pronoms «ille» ou «iel» pour les désigner). «Je ne me sens ni tout à fait fille ni tout à fait garçon, explique l’ado lors d’un appel vidéoconférence avec sa mère Stéphanie. À l’école, j’utilise les toilettes des profs, qui sont des toilettes neutres.»
Sacha est en attente pour rencontrer un médecin du Centre de santé Meraki, la seule clinique spécialisée au Québec qui offre un programme de la variance de genre pour les enfants et les adultes. Sa mère Stéphanie est préoccupée: «Je ne sais pas si c’est une passe, laisse-t-elle tomber. Chose certaine, peu importe ce que mon enfant veut être, je souhaite être à ses côtés. Je l’aime inconditionnellement!»
Selon une vaste étude américaine dont les résultats ont été rendus publics en janvier dernier par les Centers for Disease Control and Prevention, 2 % des jeunes fréquentant l’école secondaire s’identifieraient comme transgenres. Au Québec, le pourcentage serait similaire dans la population en général (incluant les enfants et les ados), soit entre 2 et 3 %, affirme Dre Lyne Chiniara,: «On voit clairement une augmentation de la fréquence des consultations dans toutes les cliniques médicales du monde occidental, de Boston à Vancouver, en passant par Londres. Il ne faut pas oublier que ce ne sont pas tous les enfants non-conformes au niveau du genre qui consultent.»
Au Centre Meraki, ouvert en 2015, la liste d’attente est passée de quelques mois à… un an. «Nous avons 500 dossiers actifs en ce moment, dit Stephania Sauco, coordonnatrice du programme de la variance du genre au Centre Meraki. Avant l’âge de huit ans, nous référons les enfants à nos groupes de soutien et à la psychologue de l’équipe. À partir de huit ans, nous les accompagnons dans leur parcours. Ça va de la consultation pour bloquer la puberté ou commencer l’hormonothérapie aux questions liées à la chirurgie de réassignation sexuelle.» L’enfant peut venir seul à sa consultation dès l’âge de 14 ans – mais avant ses 18 ans, il lui faut une référence médicale pour obtenir un rendez-vous… et le Centre Meraki fonctionne sur rendez-vous seulement.
L’évolution des mentalités
Le facteur de protection le plus important, pour les enfants transgenres, c’est leur famille. «C’est le groupe le plus vulnérable de notre société, souligne M. Beaudoin Gentes. Un jeune trans est sept fois plus à risque de se suicider. En 2013, une étude a révélé que 36 % des personnes trans avaient des idées suicidaires et 36 % d’entre elles avaient moins de 15 ans. Aussi, une autre étude démontre que chez les 18 ans et moins, 15 % décrochent de l’école et 35 % sont victimes d’intimidation.»
Ces chiffres, terribles, sont tous appelés à chuter… dans la mesure où les parents et la famille soutiennent et accompagnent l’enfant trans. «Nous avons fait une célébration pour souligner la nouvelle identité de notre enfant, confie Mélissa, maman de Séréna, 6 ans. Je suis une maman lion, encore plus lorsqu’il s’agit de l’intégrité et du respect de mes enfants. Mon conjoint et moi l’avons soutenue dans sa transition, même si ce n’est pas facile ni banal. Et même si c’est très émotif, nous serons toujours à ses côtés.»
Mélissa, qui habite en Montérégie, raconte qu’elle participe activement à «comprendre». Elle s’éduque activement sur les questions LGBTQ –que ce soit sur Facebook (dans un groupe où elle partage son vécu et échange avec d’autres parents d’enfants trans), sur le site d’Enfants transgenres Canada, ou en visionnant divers documentaires, reportages et émissions de télévision. Bref, cette mère de trois enfants déploie plusieurs stratégies pour être «au courant».
D’autres parents de jeunes trans, tout en appuyant à 100 % leur enfant, vivent différemment leur processus d’acceptation. Diane, maman d’une fillette trans de 9 ans, n’a pas encore pris rendez-vous avec un professionnel de la santé pour entamer les discussions sur les bloqueurs d’hormones (qui stoppent la puberté) et la prise d’hormones féminines. «Ma fille a hâte, dit-elle, mais moi, je me préserve… Je pense que je procrastine. Je ne veux pas qu’elle regrette sa décision.» Stéphanie, maman d’un enfant de 5 ans qui s’identifie davantage au genre masculin, l’avoue tout de go: elle est en déni. «Je sais que ce n’est pas le chemin le plus facile et je vois venir toutes les embûches, relate cette mère de quatre enfants. Mais je veux l’épauler. Et je lui dis souvent: “Peu importe qui tu es, tu es toi et je t’aime”.»
Il est vrai qu’en dehors du cocon familial, les enfants trans doivent affronter la «jungle» du quotidien. «Le plus difficile, pour l’enfant trans, c’est de vivre dans un état psychologique fragile, dit Alina Laverrièr, enseignante au primaire en Estrie et elle-même transgenre. L’enfant doit trouver son équilibre et ça vient en partie du milieu, du soutien des gens autour.» De plus en plus, les commissions scolaires et les directions d’écoles établissent un protocole pour bien accueillir et soutenir un enfant en variance de genre.
Faire tomber les préjugés
Stéphanie Houle est sexologue à la Commission scolaire des Affluents, qui regroupe 14 écoles secondaires et 52 écoles primaires. Durant l’année scolaire 2018-2019, elle a accompagné 20 enfants transgenres. «Je suis vraiment heureuse de constater qu’à notre commission scolaire, il y a un filet de sécurité autour des enfants trans, dit-elle. Nous sommes centrés sur les besoins des élèves, nous avons un milieu très évolutif, tout le monde a grandi là-dedans.» Selon elle, dans la plupart des situations, les compagnons de classe s’adaptent rapidement à la transition de leur camarade. «Le plus grand problème, ce sont les adultes, lance-t-elle. Ils veulent parler alors que le plus important, c’est d’écouter. Au lieu d’interpréter, on doit s’intéresser aux enfants, poser des questions et les écouter, tout simplement. Bien souvent, ils les ont, les réponses!»
Geneviève Fournier, psychoéducatrice en milieu scolaire depuis une quinzaine d’années, fait le même constat: «Le problème ne vient pas de la non-conformité au genre, il vient du manque d’acceptation de la société.» Elle recommande au personnel des écoles de s’informer… et de s’ouvrir. «On se doit, comme intervenant, d’être neutre. Pour cela, il faut s’analyser et comprendre nos propres valeurs et préjugés. On le sait: plus on est informé, plus on comprend et plus les préjugés tombent.»
Est-ce à dire que l’horizon est clair et radieux pour les enfants trans du Québec? «Oui, il y a une grande ouverture du milieu, reconnaît Mme Laverrière, mais on n’y trouve pas juste des arcs-en-ciel et des licornes. La réflexion est amorcée et les choses bougent. Mais il reste beaucoup de chemin à faire.» Selon Stéphanie Houle, le principal défi est de faire tomber tous les stéréotypes de genre et de favoriser la diversité. «Ce qui prime, toujours, c’est la sécurité et le bien-être des enfants.»
Pour Véronique et Marc, pas de doute: leur petite Victoria est beaucoup plus épanouie, sereine et heureuse depuis sa transition. «Quand j’ai vu ses yeux qui pétillaient lorsqu’elle a découvert ses nouveaux vêtements, j’ai compris, laisse tomber le père. J’ai compris tout le mal que lui aurais fait si je ne l’avais pas reconnue, elle, ma fille.»
Petit lexique
Cisgenre: se dit d’une personne dont l’identité de genre correspond à son sexe assigné à la naissance. C’est le contraire de «trans».
Dysphorie de genre: état caractérisé par un sentiment persistant d’inconfort ou de détresse causé par une discordance entre l’identité de genre et le sexe assigné à la naissance.
Identité de genre: sensation intérieure et profonde d’être homme ou femme, d’être homme et femme, ni l’un ni l’autre, ou encore de se situer quelque part le long du spectre du genre. L’identité de genre n’est pas nécessairement apparente et elle n’est pas liée à l’orientation sexuelle.
Non binaire: se dit d’une personne dont l’identité de genre se situe en dehors du modèle de genre binaire homme ou femme.
Trans: se dit d’une personne dont le genre ne correspond pas à celui qui lui a été assigné à la naissance.
Source: Lexique sur la diversité sexuelle et de genre, Termium.
La parole aux enfants
« À 9 ans, je me suis fait percer les oreilles. Je me sentais vraiment heureuse.» – Dilana
«En ce moment, je ne me sens ni fille ni garçon. Je veux être libre d’explorer et de trouver ce qui résonne le plus en moi.» – Sacha, 15 ans
«En maternelle, je le savais déjà: je me sentais différent. Aujourd’hui, c’est comme si j’avais trouvé ma voie. Je me sens… moi.» – Lucas, 16 ans
«J’avais 4 ans et je me dessinais en pompière et en policière. Jamais en pompier ou en policier.» – Erica, 10 ans
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