«Être enceinte ne m’a jamais intéressée. Et puis, si j’avais eu un enfant, il aurait dû subir les contrecoups de ma “boulomanie” galopante, m’explique en souriant Catherine Grégoire, une directrice de production et directrice de campagne politique âgée de 33 ans. Des bébés, je n’en veux pas, un point c’est tout.»
«Certaines femmes disent qu’elles veulent un bébé du fin fond de leur ventre: moi, c’est du fin fond de mon ventre que je dis non», dit Émilie Devienne, auteure de l’essai Être femme sans être mère. Quant à Sophie Gravel, une secrétaire qui travaille dans un organisme de philanthropie, elle s’est fait ligaturer les trompes à 32 ans. «La peur de tomber enceinte m’angoissait tellement que j’en faisais des cauchemars.» Huit ans plus tard, elle est toujours en paix avec sa décision. «Je n’ai aucun remords, aucun regret.»
Si la maternité est considérée comme une des plus belles choses qu’on puisse vivre, le bonheur peut prendre aussi d’autres couleurs. «De nos jours, avoir un enfant est perçu comme une expérience existentielle, considère le sociologue Daniel Dagenais, auteur de La fin de la famille moderne. Mais certaines personnes peuvent préférer d’autres expériences.»
Religieuses, vieilles filles, bâtons de vieillesse… Les femmes qui n’ont pas d’enfant ont toujours fait partie de notre paysage. La nouveauté? Elles osent aujourd’hui proclamer qu’elles sont heureuses malgré cela… ou même grâce à cela! S’agit-il d’électrons libres, ou un nouveau type de femmes se profile-t-il à l’horizon?
Des enfants si je le veux, quand je le veux
La phénomène est incontestable: les nonparents sont nombreux sur la planète et se serrent les coudes grâce à des mouvements comme le Childfree Network, au club social pour adulte sans enfant No Kidding! ou à la National Alliance for Optional Parenthood.
Selon les données actuelles, «une Québécoise sur cinq n’aura pas d’enfant à la fin de sa période de fécondité», rapporte Chantal Girard, démographe à l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Il est impossible de savoir si cela sera dû à une décision délibérée ou non mais, si on se fie aux chiffres parus récemment dans le magazine TIME, la moitié des femmes qui n’ont pas d’enfant vivent ainsi par choix.
Il y a 40 ans, les féministes scandaient: «Un enfant si je le veux, quand je le veux!» Or, aujourd’hui, il demeure «politiquement incorrect» d’affirmer clairement qu’on ne veut pas fonder une famille. «Nullipares: voilà comment on nous définit, rappelait il y a quelque temps en entrevue Lucie Joubert, auteure de L’envers du landau. Le terme se passe de commentaire: une “nulle” allant “nulle part”! Moi, je suis une nullipare qui sait où elle s’en va!»
Et elle n’est pas la seule. Il y a autant de chemins qui mènent à la maternité qu’au refus de fonder une famille, observe Marie Hazan, psychologue, psychanalyste et professeure à l’UQAM. «Pour certaines, c’est une décision tranchée; pour d’autres, il y a une valse-hésitation… La route de chacune est unique. Gardons-nous de mettre toutes ces femmes dans le même panier.»
Sarah*, une communicatrice de 54 ans, a toujours vu la maternité comme un engagement à vie qu’elle se sentait incapable d’honorer. «La passion amoureuse et la vie de famille m’ont toujours paru absolument incompatibles, dit-elle. J’ai fait mon choix et c’est le bon pour moi. Étrangement, toute ma famille est convaincue qu’au fond je me suis résignée, parce que mon amoureux est père de trois enfants et n’en veut plus. C’est bien mal me connaître!»
À 6 ans, Micheline*, une psychologue aujourd’hui âgée de 66 ans, savait déjà que la maternité ne serait pas son truc. «Lorsque je voyais ma mère se lever la nuit parce qu’on était malades, je me disais: “Je ne veux pas faire ça plus tard.” Rien à faire: à mes yeux, la vie de famille, c’est plate.» Micheline est néanmoins tombée enceinte à la fin de la trentaine… «La vraie décision s’est prise là: je me suis fait avorter et j’ai eu énormément de peine. Mais je ne voulais pas m’engager dans cette voie. Aujourd’hui, je suis parfaitement sereine.»
Avoir des enfants: Nature ou culture?
Et si on inversait les rôles et qu’on demandait plutôt: «Pourquoi voulez-vous des enfants?» La question paraît si incongrue qu’on ne la pose jamais. Fonder une famille est la norme, point. «Au lieu d’instinct maternel, ne vaudrait-il pas mieux parler d’une fabuleuse pression sociale pour que la femme ne puisse s’accomplir que dans la maternité?» fait valoir la philosophe Élisabeth Badinter dans son livre-choc sur l’amour maternel, L’amour en plus.
«Le désir d’avoir un enfant n’est pas inné, il est socialement construit, soutient Laurence Charton, socio-démographe à l’INRS. Mais le lien automatique entre femmes et maternité reste extrêmement puissant. Une femme qui ne veut pas fonder une famille, ça suscite des interrogations.»
«La pression est forte, concède Sophie Gravel. Mais, honnêtement, elle ne m’affecte pas du tout. En fait, mis à part quelques collègues originaires de cultures plus traditionnelles, personne n’a jamais passé de remarques sur mon choix de vie.» Du moins, pas ouvertement…
En 2014, contester qu’une femme a le droit de mener sa vie comme elle l’entend serait drôlement mal vu! Le mythe de la «vraie femme» a néanmoins la vie dure. «Je n’ai jamais compris celles qui tournent le dos à la maternité, confie Camille*, une mère de deux enfants âgée de 51 ans. C’est anormal. Nous sommes biologiquement conçues pour enfanter. Pour être une femme complète, il faut donner la vie.» Et un homme? Peut-il être «vrai» sans devenir père? «C’est différent », admet Camille.
De fait, selon la socio-démographe Laurence Charton, il existe encore un joyeux «deux poids, deux mesures». «Cela découle d’une longue histoire de rôles masculin et féminin. Même au Québec, terre d’égalité, un homme qui ne désire pas d’enfant sera nettement moins mal perçu qu’une femme. Par contre, avec la valorisation récente de la paternité, les choses pourraient changer.»
Par ailleurs, les regards de travers ne trahiraient-ils pas aussi un soupçon d’envie? «C’est possible, oui», convient la psychologue Marie Hazan, avec un sourire dans la voix. Et pour cause: quand on demande à Catherine Grégoire quels sont les désavantages de sa situation, elle reste d’abord muette au bout du fil. «Attendez un peu, je cherche, je cherche. Mis à part la perspective de me retrouver “seule de ma gang” à 40 ans, entourée d’amis parents, non vraiment, je ne vois pas.»
Catherine Maréchal, une entrepreneure de 45 ans, apprécie sa liberté de mouvement, mais surtout ce qu’elle nomme sa «liberté d’émotions». «Je ne me ronge pas les sangs en me demandant si je fais les bonnes choses pour mon petit, je n’angoisse pas en pensant à tous les malheurs qui pourraient lui arriver. Cette tranquillité d’esprit vaut de l’or.»
Toutes des carriéristes, toutes des égoïstes!
Soit. Mais rien n’est parfait. Il manque aux femmes sans enfant une carte de visite portant l’inscription «maman». Et ça, ça n’a pas de prix. «Auparavant, on changeait de statut en se mariant. Maintenant, c’est en devenant parent», observe Laurence Charton. «Tant qu’il ne sera pas écrit quelque part que je suis ceci et cela mais “Maman avant tout!” / On m’enverra m’asseoir à la table des enfants», lance la slameuse Amélie Prévost dans son Monologue sur les femmes sans enfant, qu’on peut voir dans YouTube. «Les non-mères que j’ai interrogées pour enrichir mon texte ont toutes le même feeling: les seuls “vrais” adultes patentés dans la société, ce sont les pères et les mères», dit-elle.
«Qu’on n’ait pas eu d’enfant par choix ou à cause des circonstances de la vie, on a soif de la même chose: sentir qu’on vaut quelque chose quand même», explique Catherine-Emmanuelle Delisle, une femme infertile de 37 ans qui a créé le site femmesansenfant.com.
Affaire de génération? Jacinthe*, 58 ans, ne se souvient pas d’avoir souffert d’une absence de reconnaissance. «Dans ma tête d’ado et de jeune femme, la maternité était synonyme de pauvreté et de sacrifice. Ça ne correspondait vraiment pas à ma façon de voir mon avenir! Mais je ne me suis jamais sentie jugée. Au contraire, les femmes comme moi étaient plutôt vues comme des avant-gardistes!»
Les temps ont changé. De nos jours, les bedons ronds sont hautement glorifiés, et les non-mamans sont perçues d’office comme des carriéristes! «Parce que je n’ai pas d’enfant, les gens s’imaginent que ma vie, c’est le travail, point barre! rapporte Micheline en riant. C’est tellement faux! J’ai un chalet, des amis, des passe-temps.»
Les employées sans progéniture doivent-elles s’attendre à bosser davantage afin que leurs collègues papas-mamans puissent filer à 15 h pour admirer Chouchoune en tutu dans son spectacle à l’école? Parfois oui, murmurent les intéressées. Aucun patron n’a toutefois
voulu se prononcer dans le cadre de ce reportage.
Le fait d’être considérée comme moins occupée donne lieu à d’autres situations blessantes, comme en témoigne Catherine Maréchal. «L’autre jour, un fournisseur m’a fait poireauter une heure dans le froid devant son bureau. Quelle excuse m’a-t-il servie en arrivant? “Ah, j’te dis, quand on a des enfants!” Et moi, je n’ai pas d’horaire, pas de clients, pas de vie? Ce manque de respect m’a froissée. Les enfants servent parfois trop facilement d’excuse.»
Toutes des égoïstes! Un refrain qui revient souvent à propos des femmes sans progéniture. Ces dernières haussent les épaules. «Ah, le fameux classique… lance ironiquement Catherine Maréchal. Suis-je plus égoïste que ceux qui veulent des enfants comme “assurance vieux jours” ou pour “survivre” au-delà de la mort? Me “prolonger” dans l’éternité, moi, je n’en ai rien à cirer.»
Selon la psychologue Marie Hazan, décider d’avoir des enfants peut, effectivement, être très égocentrique «si on demande inconsciemment aux enfants de remplir notre vide intérieur». Un cas de figure que la psychanalyste Corinne Maier résume avec une réjouissante impertinence dans son ouvrage provocateur No Kid: «Avoir un enfant est le meilleur moyen d’éviter de se poser la question du sens de la vie: il est un merveilleux bouche-trou à la quête existentielle», écrit… cette mère de deux enfants.
Mais trêve des guerres parents contre non-parents! Les préjugés, les jugements critiques ou réactionnaires envers les non-mères existent toujours, mais sont de plus en plus rares, estime Marie Hazan. «On voit aujourd’hui des parents homosexuels, des mères et des pères célibataires… La société évolue et fait de plus en plus de place à la diversité. Par ailleurs, je pense que les femmes sans enfants, de par leur statut marginal, sont peut-être particulièrement sensibles au jugement d’autrui.»
Un vide… Quel vide?
Il existe tout de même un cliché sans cesse rabâché qu’elles n’en peuvent plus d’entendre: les femmes sans enfants n’aiment pas les enfants. «Wo, minute!» rétorquent-elles. Le cousin gai de la famille: c’est ainsi que Sophie Gravel se définit avec humour. «Quand j’étais jeune, un de mes cousins, qui était gai, venait souvent aider ma mère à s’occuper de nous. Maintenant, je fais comme lui! Je ne suis pas une grande sorteuse. Garder les enfants de mes amis me fait plus triper que courir les bars. Croyez-moi, je me sens extrêmement
utile.»
Catherine Maréchal, elle, s’est toujours beaucoup occupée des filles de sa soeur. «Ne pas avoir d’enfant ne signifie pas qu’on n’a pas d’enfant dans sa vie. Mes nièces sont quasiment mes filles, et je les adore.» Et mamie Jacinthe devient gaga quand elle parle de ses deux «p’tites poupounes » par alliance!
Faire du bénévolat auprès d’enfants en phase terminale: c’est l’objectif que s’est donné Catherine Grégoire en 2014. «J’aime beaucoup les enfants des autres et j’ai le tour avec eux.» Pourquoi, alors, ne pas avoir les siens? L’héroïne de la bande dessinée Et toi, quand est-ce que tu t’y mets? Celle qui ne voulait pas d’enfant a probablement la meilleure réponse à cette question. «Je cuisine très bien et je n’ai aucune envie d’ouvrir un restaurant.» Voilà.
Dans le cas de Catherine Grégoire toutefois, l’expression «enfants des autres» prend tout son sens. «J’ai vécu à deux reprises avec des hommes qui étaient pères et j’ai adoré le rôle de belle-mère à temps partiel. Je ne veux pas d’enfant, mais je voudrais que l’homme qui sera dans ma vie pour de bon en ait. Sinon, je serai extrêmement déçue.»
Bref, des femmes comme les autres… «Toutes les femmes sont psychiquement fécondes, fait valoir Isabelle Tilmant, auteure d’Épanouie avec ou sans enfant. Cette sensation de creux, de vide, est au contraire un espace d’abondance: chacune peut y mettre ce qui l’épanouit.»
L’affirmation laisse quand même Sophie Gravel interloquée. «Hein? De quel vide parle-t-on? Je n’ai aucun espace intérieur vacant à remplir avec du bénévolat ou une création artistique quelconque. Je suis pleine et entière.» Et comblée. «Me faire ligaturer a fait en sorte que mon corps est en adéquation avec ce que je ressens intérieurement depuis toujours.»
Déclarer qu’on ne veut pas d’enfant est peut-être tabou. Mais avouer qu’on regrette d’en avoir est un interdit tout aussi fort. Selon une enquête menée en Belgique en 2012, 13 % des couples interrogés regrettaient d’avoir fondé une famille et, s’ils en avaient l’occasion, ils ne le referaient pas. «Comme psychologue, observe Micheline, j’ai gagné ma vie en “réparant” des adultes qui avaient été des enfants non désirés.»
Maternité ou non-maternité? La réponse appartient à chaque femme. Et à elle seule.
* Certains noms ont été changés pour préserver l’anonymat.
Vous pouvez consulter la version intégrale de cet article dans le quatrième numéro de Véro magazine, à la page 118, avec le titre « Sans enfants… et heureuses! ». Le magazine est disponible en kiosque et en version iPad
Photo : Gemma Chua-Tran Unsplash
À lire aussi :