Le pire, c’est que je sais fort bien que la plupart du temps, ça se veut venir «d’une bonne place», comme on dit. J’utilise les mots «se veut venir», parce que tout est dans l’intention derrière l’intention. Les gens qui se permettent de faire un commentaire, une remarque ou une critique sur le poids des autres – que ces autres aient pris ou perdu du poids – aiment à penser que leurs paroles ont un quelconque impact positif sur la vie de leurs semblables. Si la personne en question a pris du poids; n’est-ce pas là une façon de l’encourager à se mettre au régime et/ou à faire plus d’exercice physique, ce qui (aux yeux de la plupart) ne saurait certes pas nuire à sa santé ? Et si elle a plutôt perdu du poids; les discours élogieux ne peuvent qu’encenser et encourager ce cheminement personnel, non ? Dans tous les cas, le dénominateur commun demeure malheureusement le concept pour le moins grossophobe bien ancré qu’une personne grosse ne mérite aucun compliment (inscrire ici le préjugé selon lequel les gros sont paresseux, en mauvaise santé, indignes de confiance, etc.), alors qu’une personne mince a droit à toutes les louanges (ajouter ici toute idée préconçue selon laquelle les minces sont actifs et ambitieux, en excellente santé, plus forts, performants et beaux, etc.).
J’en sais quelque chose : j’ai vécu la moitié de ma vie dans un corps mince – de ma naissance à ma jeune vingtaine – et l’autre dans un corps gros – de ma jeune vingtaine à mon âge actuel, 38 ans. Vivre dans un corps mince me demandait beaucoup, pour ne pas dire énormément, d’efforts : je devais surveiller ce que j’ingérais à tout moment de la journée, calculer chacune des calories avalées, et faire de une heure 30 minutes à deux heures d’exercices à chaque jour. À. Chaque. Jour. Sans quoi, immanquablement, je prenais du poids. J’ai déjà fait le test, et croyez-moi : il suffisait que je mange une part de gâteau un soir de fête pour que la balance affiche un poids supérieur d’une ou deux livres le lendemain. J’ai essayé toutes les diètes, testé tous les sports, tenté par tous les moyens d’adopter un mode de vie que je jugeais à l’époque plus sain et actif. Je n’ai jamais reçu autant de compliments à l’égard de mon apparence physique qu’à cette époque. Mes proches, famille et amis, les gens que je rencontrais, pour le travail ou pour le plaisir : tout le monde s’entendait sur le fait que j’étais belle, vu que je correspondais presque pile poil aux critères de beauté véhiculés par la société. Étrangement, je n’ai jamais été aussi malheureuse de ma vie.
Puis, au début de ma vingtaine, j’ai commencé à prendre du poids, de façon assez régulière. Il faut dire que j’ai vécu pas mal de chamboulements émotionnels à cette époque, et que mon entrée sur le marché du travail me laissait nettement moins de temps pour la planification en détails de mes repas (et de leurs calories !) et de mes entraînements quotidiens de deux heures. Même si j’ai engraissé de près de 100 livres, passant de la taille 4 à la taille 22, en l’espace d’une dizaine d’années, je n’ai jamais enregistré de problèmes de santé dus à ma silhouette. J’ai plus ou moins toujours continué à bouger (sauf quelques phases plus mollo, par exemple la pandémie; comme la plupart des gens, je le présume !) et à m’alimenter selon mes envies, qui se résument souvent à des plats simples bourrés de légumes, des rages de fruits et à l’occasion des pâtes et pizzas maison. Sans grande surprise, les compliments à l’égard de mon physique ont non seulement cessés, ils se sont transformés en commentaires désobligeants : «Fais attention à ta santé !», «Quel dommage, tu as un si joli visage…», «Tu n’as qu’à faire plus de sport !», etc. Bien que je me sois rarement souciée de ce que les autres peuvent penser de moi, je dois dire que ces remarques non-sollicitées m’ont tuée à petit feu. Assez pour que je perde toute estime de moi (moi qui étais jusqu’ici assez confiante sur tous les plans) et – de façon assez ironique, merci ! – que je m’empêche d’aller au gym ou de sortir courir pour éviter les regards et les critiques malveillantes. J’étais malheureuse, mais d’une façon bien différente : un malheur apporté par les autres plutôt que ressentis au fin fond de moi-même.
Au fil du temps et de la naissance des mouvements bienveillants body positive, anti-grossophobie, anti-diète et autres fat joy et neutralité corporelle, j’ai appris à aimer mon corps tel qu’il était sans souhaiter le métamorphoser et surtout, à m’exprimer haut et fort au nom des personnes grosses afin qu’on ait le respect qu’on mérite, soit en créant du contenu inclusif et anti-préjugés grossophobes sur les médias sociaux, soit en joignant le conseil d’administration de l’OBNL ÉquiLibre, dont la mission première est de prévenir et de diminuer les problèmes reliés au poids et à l’image corporelle dans la population, surtout les jeunes. Et depuis, je suis heureuse dans mon corps. Vraiment heureuse. Quiconque me connaît, de près ou de loin, sait à quel point il me tient à cœur une tonne de notions de base concernant l’enveloppe corporelle et son apparence, notamment que ce n’est jamais bon de parler du poids des autres. C’est pourquoi j’ai été ultrasurprise de voir un membre de mon entourage me féliciter d’avoir perdu du poids tout récemment. «C’est quoi ton secret pour maigrir ?» m’a entre autres demandé cette personne. «La plus grande peine d’amour de ma vie», que je lui ai répondu du tac-au-tac, certaine qu’elle se sentirait mal de m’avoir posé cette question alors qu’elle savait très bien ce que je vivais. «Ah, c’est vrai ! Il y a toujours ça de bon avec les peines d’amour…» Je bouillais de rage. Me demander mon secret pour maigrir vite ? Et si ça avait été une dépression, des troubles alimentaires, un cancer ? M’aurait-elle répondu «Il y a ça de bon…» quand même ?
Ça m’a fait réaliser que peu importe le chemin parcouru au niveau de l’image et de la confiance corporelle, il y aura toujours énormément de travail à faire à ce sujet parce que le poids fera toujours jaser. Merci qui ? Merci à la culture des diètes, à l’industrie de l’amaigrissement (qui générait en 2019 tout près de 10 milliards de dollars, quand même !) et aux standards de beauté impossibles relayés par les stars et autres personnalités du Web constamment «Photoshoppées». Je trouvais donc que ça valait la peine de faire un petit rappel amical, au cas où vous vous posiez la question : ce n’est jamais ok de parler du poids des autres. Vous ne savez pas ce qui se cache derrière un gain ou une perte de poids, ni quel genre de processus de pensées ou d’actions malsaines vous pouvez enclencher.
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