L’été au lac

05 Juin 2016 par Ève Déziel
Catégories : Oser être soi
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D'abord, l'au revoir à la gare centrale de Montréal.

Ma mère m’étreint plus fort que d’habitude. Je lui jure d’être prudente, d’éviter la promiscuité avec les messieurs qui sentent l’alcool, de descendre uniquement quand je serai rendue à l’autre bout du monde, c’est à dire au Lac-Saint-Jean. J’ai 12 ans, je prends le train pour la première fois. Tout est excitant: repérer seule mon quai d’embarquement, tendre mon ticket au contrôleur, m’installer sur ma banquette.

Quand la locomotive se met en marche et quitte les entrailles de la gare, je quitte le ventre de ma mère une deuxième fois, mais cette fois-ci d’une manière tout à fait consciente. Je ne suis plus une enfant. Les enfants ne voyagent pas seuls la nuit. Je suis orpheline pour les 12 prochaines heures. À l’autre bout de ce voyage nocturne, je suis attendue par un couple qui désire m’adopter.

La vérité est moins cinématographique: tante Louise et oncle Robert m’ont invitée pour deux semaines à leur chalet d’été. Vous connaissez le complexe du homard? Françoise Dolto, célèbre psychanalyste, compare l’adolescence à la mue de ce crustacé. En quittant sa carapace devenue trop petite, le homard n’a pas le choix: il doit exposer pendant un certain temps sa chair nue. La douleur, les premiers chagrins d’amour ou d’amitié, mais surtout, la peur de vivre et de mourir, qui le «marquent» à jamais. Les plus sensibles sortent de l’adolescence scarifiés. Heureusement, les regards tendres, les bras tendus, les expériences positives s’impriment elles aussi. J’ai 12 ans et je suis un homard nu dans un train la nuit.

Ma tempe contre la fenêtre, mon chandail roulé en boule en guise d’oreiller, j’essaie de me reposer, mais à chaque arrêt (et ils sont nombreux), le sifflement du train, les crissements assourdissants des roues, le va-et-vient des passagers et les pleurs d’un bébé épuisé réveillent tout le wagon.

Douze heures plus tard, mon oncle Robert m’attend à la gare d’Hébertville-Station. Quand j’y repense, je suis certaine qu’il est arrivé un bon 15 minutes à l’avance pour ne pas m’inquiéter. J’entends encore son bel accent chantant, son chaleureux «Ah ben, bonjouuur». Ce père de jeunes enfants, ce médecin exerçant sa profession à une époque où le téléphone sonne chez lui deux ou trois fois par nuit, cet homme si gentil prend le temps de venir accueillir sa nièce. Pourquoi moi, pourquoi l’été de mes 12 ans? Le couple a t-il perçu dans mon regard le besoin de quitter ma Côte-Cachée? Ma mère leur a t-elle dit que je passais trop de temps à rêvasser dans ma chambre?

Six mois auparavant, en visite chez moi, au beau milieu d’un souper du temps des Fêtes, ma tante m’a lancé: «L’été prochain, aimerais-tu ça venir te promener chez nous?» Je lui ai sauté au cou.

Il ne s’est rien produit de spectaculaire cet été-là à Lizotte, au bord du lac. Pas de premières amourettes ni d’incidents rocambolesques. Ces jours de juillet sont faits de baignade, de pêche avec ma cousine, de cabanes pour piéger des tamias, d’écossage de gourganes, de mouches à feu dans la fenêtre de ma chambre. Les jours de pluie, je brode des fils de couleurs sur des retailles de tissus. Robert et Louise tiennent un journal de bord.

3 juillet 1969 «Eve-Line a pêché trois poissons et fait le lavage au bout du quai. Ce matin, elle a perdu sa brassière.» (Mon oncle racontait avoir vu un écureuil s’enfuir avec mon premier soutien-gorge pour y cacher des noisettes. J’étais dans tous mes états!)

Le dimanche, on se rend à la messe en canot et le curé nous bénit dans une petite cabane qui sent bon le bran de scie et la cire chaude.

Pendant ces vacances, je partage le quotidien d’un couple qui s’aime, qui se respecte. Je me sens enfin en sécurité. Ce sentiment s’imprime dans ma chair de jeune fille. L’accent jeannois aura toujours, par la suite, un effet apaisant sur moi.

Le jour de mon départ, mon oncle me fabrique un crucifix à l’aide de deux bouts de bois vert qu’il a d’abord pleumés avec son canif. J’ai encore ce crucifix.

En décembre dernier, Robert est décédé, toujours aimé par sa belle Louise.

Avec l’été qui s’annonce, j’y repense. Si vous avez la chance d’être un oncle ou une tante, sachez qu’un mot gentil, une journée ou deux à ne rien faire avec un neveu ou une nièce suffisent souvent pour qu’un homard vulnérable sorte de sa carapace et fasse confiance à la vie.

Photo: Andréanne Gaulhier



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