Fleur bleue

10 Mar 2017 par Ève Déziel
Catégories : Oser être soi
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Ève Déziel raconte ses premières amours dans notre numéro d'hiver, Spécial sexe.

Ce fut mon tout premier baiser. Du moins, le premier tant espéré. Il avait trois fois mon âge, alors je gardais secret ce désir illicite. Comme je fréquentais une école de filles, il était ce que j’avais vu de plus troublant entre Mont-Carmel et Shawinigan. Chaque fois qu’il entrait à la maison, toute ma famille l’écoutait, les yeux brillants. Je n’étais jamais seule avec lui. Je n’avais jamais eu la chance de lui déclarer mon amour. Un samedi, allez savoir pourquoi, le miracle s’est produit. C’était un lendemain de tempête de neige, la fratrie glissait, assise en Indien sur une longue traîne sauvage, et suçotait des glaçons tombés du toit. C’était l’époque où on bouffait de la neige comme si c’était de la barbe à papa, sans avoir peur d’attraper la crève. Je suis rentrée avant tout le monde. Je savais qu’il était sur le point d’arriver. Mes mitaines givrées fondaient encore sur le calorifère quand il s’est pointé en courant. Qu’est-ce qu’il était séduisant cheveux au vent. Il a tourné son visage vers moi. À cet instant précis, je savais que je disposais d’à peine deux ou trois secondes pour oser ce que je n’avais jamais osé: poser ma bouche sur la sienne. Mon cœur, petit oiseau-mouche affolé, cherchait la sortie de ma cage thoracique. J’ai fermé les yeux et j’ai plongé.

Au moment précis où j’ai embrassé le gros plan de Thierry la Fronde, mon frère aîné dévalait l’escalier du sous-sol. P’tit Jésus, faites qu’il n’ait rien vu!

Son éclat de rire m’a poignardée. Je l’entends encore aboyer: «T’es donc ben niaiseuse!» L’écran froid du téléviseur est réapparu entre Thierry et moi.

Le thème musical du générique d’ouverture roulait encore que moi je me liquéfiais sous mes draps. Les mois qui suivirent, mon frère n’avait qu’à fredonner le thème de l’émission pour que je rougisse et aie envie de lui arracher les yeux et la langue.

Trois ans plus tard, l’été de mes 13 ans, premier vrai coup de foudre. Cette fois-ci, c’est du sérieux! La bouche pleine de popcorn, je découvre Ryan O’Neil, vedette du film Love Story.

Pour une fois, l’héroïne n’est pas blonde aux yeux pâles. Ali Mac Graw est une brunette à la dentition imparfaite et elle a le sens de la répartie. Elle pourrait être ma grande sœur. En entrant au cinéma, j’étais une gamine, à la sortie j’étais devenue une adolescente amoureuse. Mes jeux d’enfant ne m’intéressent plus. Fini la cachette ou le drapeau, terminé l’achat des bonbons «à la cenne». Je pige dans mes maigres économies et j’entre dans l’unique boutique de lingerie au cœur du village. Je m’offre mon premier «vrai» soutien-gorge. Pas la petite chose beige informe et morne achetée par ma mère il y a six mois, non, un Lejaby demi-buste AA, bleu tendre. Dans la cabine d’essayage, ma poitrine fleurit, je suis un joli bouquet de myosotis. Si Ryan apparaissait là, tout de suite il craquerait pour moi, j’en ai la conviction. Je me sens tellement grande, tellement belle. Sur le chemin du retour, penchée légèrement vers mon guidon, l’arrondi de mon t-shirt m’offre une vue plongeante sur ma nouvelle splendeur. À toutes les trois secondes, je jette un regard furtif et admiratif sur mon premier décolleté. C’est le plus beau jour de ma vie. Distraite par mes rêveries, je laisse la roue avant de mon vélo effleurer la bande de trottoir, les poignées glissent de mes mains,  j’essaie de me cramponner, mais je perds la maîtrise de ma bicyclette et heurte de plein fouet une borne-fontaine. En chutant, mon genou, mon coude ont embrassé le ciment. Ma lèvre inférieure a un goût de sang, quelques gouttes écarlates coulent sur mon menton et se réfugient dans mon soutien-gorge. J’ai envie de pleurer, mais l’orgueil me sauve la face.

Je rentre meurtrie en clopinant à côté de ma bécane tordue.

Mes p’tits frères jouent au basket dans l’entrée.

«Maman! Eve-Line a cassé son bécik!»

Ma mère, cigarette au bec:

«Mon Dieu! Viens, j’ai du Mercurochrome!»

Je m’enferme seule dans la salle de bains, je ne veux voir personne.

Depuis un an, tous les mois, j’ai appris à détacher mes p’tites culottes. Je dépose mon soutien-gorge maculé de sang dans le lavabo, je verse une bonne rasade de javellisant et j’attends cinq minutes. Le miracle se produit, le rouge disparaît. Trois secondes plus tard: le bleu aussi!! Je rince à grande eau, mais trop tard, les brettelles en soie sont maintenant jaune canari.

J’éclate en sanglots.

Je suis inconsolable.

– «Qu’est-ce qu’elle a?» (voix de mon grand frère à travers la porte)

– «Elle a 13 ans…», répond ma mère.

Photo: Andréanne Gauthier

Ce billet est paru dans le magazine VÉRO Spécial sexe.

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Lire un autre billet dÈve Déziel:
Voyager seule

 

 



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