Les contes de fées ne sont pas pour les enfants. Ils sont destinés aux adultes qui ont du mal à grandir.
J’ai neuf ans. Tous les contes de fées me troublent ou me font peur. Le seul qui m’est supportable est Cendrillon.
Sans doute parce que la méchanceté dont la jeune fille est victime finit par finir, son prince charmant ayant la présence d’esprit de l’amener vivre loin de la jalousie de trois folles finies.
Je n’apprécie pas non plus Le Petit Chaperon rouge. Évidemment, je crains le «grand méchant loup», mais je suis davantage effrayée par l’inconscience d’une mère qui envoie son enfant seule dans un bois. Pourquoi jeter sa fillette dans la gueule d’un prédateur? Pourquoi s’assurer que l’innocente ne passera pas inaperçue en la revêtant de pied en cap d’un vêtement rouge sang? Pourquoi ne pas l’accompagner? Aucun adulte ne répond à mes questions.
Mais le conte le plus terrorisant, celui qui me chavire à tous coups, c’est Le Petit Poucet. Un rappel pour ceux et celles qui ignorent l’épopée. «Il était une fois une famille très pauvre, composée de sept enfants dont on ne sait pas grand-chose, issus de parents totalement irresponsables. N’ayant plus rien à manger, incapables de regarder les corps émaciés de leur progéniture, le père et la mère décident en secret de perdre leurs petits en forêt.
Mais le plus jeune des enfants, le plus futé et sans doute le plus indiscret, a tout entendu. La veille de la funeste promenade, il remplit ses poches de cailloux dans le but de les laisser tomber un à un derrière lui pour retracer le chemin de sa maison.»
Je n’en reviens pas! Je suis bouche bée. Ça existe, des parents qui abandonnent des enfants en pleine forêt sans leur offrir d’abord un passage chez les scouts? Ont-ils pensé les laisser sur le parvis d’une église, dans la cour d’un orphelinat ou sur une route passante? Ont-ils réalisé que leurs enfants auraient alors la chance d’être secourus par des citoyens compatissants? Pourquoi ne pas les confier à des membres éloignés de la famille?
Mais le père et la mère du Petit Poucet ne sont pas des sanscoeur, oh que non! L’auteur écrit ceci: «C’est le coeur brisé que les parents rentrèrent seuls ce soir-là, l’âme rongée par le remords.» Là encore, j’ai neuf ans et je suis toujours sans mot! S’ils aiment tant leurs jeunes enfants, comment peuvent-ils les laisser à eux-mêmes? Si les parents du Petit Poucet éprouvent tant de regrets, pourquoi ne courent-ils pas à leur recherche? Vous vous souvenez de la suite? La Providence leur donne la chance inouïe de réparer l’erreur de leur vie! Grâce aux cailloux, le Petit Poucet et sa fratrie rentrent sains et saufs au bercail. Les parents sont fous de joie, et tout le monde dort bien ce soir-là.
L’histoire aurait dû se terminer là.
Mais quelques pages plus loin… le cauchemar recommence!
Cette fois-ci, le Petit Poucet n’a pas eu le temps d’amasserces précieux cailloux. Il sacrifie son maigre morceau de pain. En route vers nulle part, le coeur en miettes, le pouce et l’index réunis derrière son dos, il laisse tomber de minuscules fragments de mie sèche. Derrière lui, à son insu, deux oiseaux, deux vraies têtes de linotte, picorent tout le pain avec l’énergie du désespoir.
Les parents se poussent. Le Petit Poucet ne retrouve plus son chemin. Pas tout de suite, du moins. Il devra affronter un ogre, voler des bottes de sept lieues, déposer une fortune sur le tablier de sa mère avant de trouver enfin la paix d’esprit.
À l’époque, j’en voulais à mort à ces parents mais, avec le temps, c’est l’attitude du fils qui me trouble. Pourquoi vouloir à tout prix retourner vers des êtres qui nous blessent à répétition? La forêt est symbolique. On peut se sentir abandonné dans une maison pleine.
Tous les enfants du monde croient que c’est leur faute si leurs parents sont malheureux. Alors, ils cherchent éternellement à se racheter. C’est ce que le Petit Poucet fait. Sans petits, ses parents survivent; en mettant des enfants au monde, ils crèvent de faim. Le message est clair. Nous vous aimons mais, malheureusement, vous nous affamez. Alors, dehors!
En partageant sa fortune avec ses parents, le héros s’assure de ne plus jamais être trahi. C’est si complexe, les contes de fées. Le drame du Petit Poucet est profond, profond comme la vie. Moi, sa lointaine descendante, je cherche aussi ma maison. Je retourne vers des êtres (et je me remets parfois dans des situations) qui me blessent à répétition, dans l’impossible but de réparer la relation. Tout pour ne pas rompre. Du moins, pas comme ça, pas tout de suite. Pas avant d’avoir entendu ou murmuré «pardon».
J’ai mis cinq décennies à comprendre qui je suis. J’apprends enfin à faire des deuils, à envisager l’avenir. Demain, je le sens, je bénirai les oiseaux qui nous soulagent de ces miettes d’amour, de ces retours en arrière qui ne mènent nulle part. Demain, j’abandonnerai ma belle vieille blessure d’abandon. «À trop chérir ses plaies, on ne guérit jamais.» Je marcherai heureuse, libre vers la nuit des temps. Demain, je ne serai plus une enfant, j’aurai la force, la foi. Je ne partirai plus en courant quand on me chuchotera ces mots si bouleversants: «Je suis là pour toi.»
Moi, héritière du Petit Poucet, je sortirai enfin de mes bottes les derniers cailloux de mon enfance, et je ferai, en riant, des ricochets sur la rivière dansante.
Vous pouvez consulter la version intégrale de cet article dans le cinquième numéro de Véro magazine, à la page 40, avec le titre « Il était une fois ». Le magazine est disponible en kiosque et en version iPad.