Pendant toute notre enfance, ma mère nous obligeait, mes deux frères et moi, à partager une mangue à trois, même s’il y en avait plein d’autres à la cuisine. Comment séparer équitablement les deux «joues» de la mangue? En tant qu’aînée de ma fratrie, je devais laisser mes frères prendre les deux côtés du fruit, et moi, le noyau. Sinon, on découpait les deux morceaux en quatre parts et les quatrièmes parts allaient à mon frère le plus jeune.
Un jour, une de mes tantes nous a montré à couper chacune des «joues» en six, ce qui nous donnait, en tout, 12 morceaux, soit un multiple de trois. Nous croyions alors avoir trouvé la solution juste avec nos quatre morceaux chacun… mais il restait le noyau partiellement enrobé de chair qui ne pouvait être divisé! Mes frères et moi en sommes arrivès à la conclusion qu’il nous fallait accepter que le partage entre nous serait toujours imparfait.
Dans nos premières habitations au Québec, nous avons souvent partagé la même chambre, car mes parents accueillaient de temps à autre des Vietnamiens nouvellement arrivés pendant qu’ils se cherchaient un emploi. Nous devions alors leur céder une des chambres. Par la suite, mes frères et moi avons acheté notre première voiture ensemble. Et de mémoire, je ne me souviens pas d’une seule dispute entre nous concernant l’utilisation et la disponibilité de la voiture. Étrangement, nos besoins ne survenaient jamais au même moment.
Trente ans plus tard, ma mère nous a suggéré d’acheter un terrain à trois. À l’époque, j’étais sans le sou. J’avais investi toutes mes économies dans l’ouverture et les opérations de mon petit restaurant déficitaire. Mes frères ont alors proposé de me prêter le montant d’argent nécessaire pour acquérir le tiers du terrain. J’ai refusé, car je ne savais pas à quel moment j’allais pouvoir les rembourser. Ils ont insisté, en m’assurant que je pourrais leur redonner le coût du prêt au moment de la vente du terrain: «On reprendra alors le montant investi et tu garderas le profit. Si on monte, on monte tout le monde ensemble, en même temps», m’ont-ils dit.
Depuis, il y a eu plusieurs autres projets communs. Chaque fois, mes frères me traînent par la main, me tirent les pieds, me poussent dans le dos pour que j’avance à la même vitesse qu’eux. Pendant toute ma jeunesse, j’en ai voulu à ma mère de nous imposer l’impossible partage des mangues. Je ne savais pas qu’elle nous entraînait au compromis et à l’abnégation, afin que nous transformions ce partage injuste en soutien inconditionnel. Quand j’ai ouvert mon restaurant, mes frères et tous les autres membres de ma famille étaient en total désaccord. Pourtant, sans exception, ils m’ont tous prêté main-forte pour laver la vaisselle, nettoyer les toilettes, cuisiner, injecter de l’argent, peinturer les murs, servir les clients, solidifier les tables, réparer des tuyaux…
Aujourd’hui, ma mère achète des caisses entières de mangues et nous les pèle, l’une après l’autre, sans compter. Car nous avons bien appris sa leçon: les mangues ne se mangent pas seul.
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