Les mots «cadeau» et «présent» sont synonymes. Un hasard? Et si être là pour l’autre, c’était ça, le plus beau des cadeaux?
20 décembre 1964. L’aîné a 9 ans, le cadet, 11 mois. Maman se prépare à mettre au monde son sixième enfant. Son ventre est tellement gros que je la soupçonne d’avoir avalé un globe terrestre. Les «tranchées» ont commencé, branle-bas de combat dans la maison. Mon père fait chauffer le «char». Tout est organisé: nous, les cinq enfants, restons avec «matante» Sarah, une grande amie de ma mère, originaire de Moncton. Par un heureux concours de circonstances, Sarah occupe pour quelques mois les deux chambres de notre grand sous-sol rénové. Nous l’hébergeons avec joie, ainsi que son mari, Ted, et son fils, Ronny.
Mon septième hiver sent enfin le bonheur. La présence de Sarah calme les tensions récurrentes entre mes parents. Son tablier immaculé flotte sur ses hanches tel un drapeau blanc. Grâce à elle, la maison est spick-and-span, des biscuits tout juste sortis du four nous attendent au retour de l’école, les bouillis de légumes sont couronnés d’une belle pâte croustillante baptisée doughboy.
Par un froid glacial, mon père, ma mère et son globe terrestre roulent vers l’hôpital. Le lendemain, la voix fatiguée, mais fière de maman nous annonce dans le gros téléphone noir que le nouveau bébé est un garçon, peu joufflu, mais très, très long, avec des p’tits yeux «capuchés».
La description ne m’enchante pas du tout. Cependant, bonne nouvelle, ma mère m’assure qu’elle sera avec nous pour le réveillon.
Dans les jours qui suivent, Sarah besogne afin que tout soit prêt pour le retour de la mère et l’enfant. Pour me distraire, elle m’assigne une tâche très importante: enfiler des dizaines de petits pères Noël en chocolat recouverts de papier d’aluminium coloré. Le but: faire une guirlande d’au moins sept pieds qui décorera le sapin! À l’aide d’un dé à coudre placé sur l’extrémité de mon majeur, je dois pousser l’aiguille à travers le corps de chaque petit père Noël. L’idéal, selon Sarah, est d’éviter le cœur et de viser la lisière du chapeau, juste au-dessous du pompon, sans casser le petit personnage. Au beau milieu de ma guirlande, le téléphone sonne. J’entends les mots bad news, I’m sorry, que le fils de Sarah nous traduit en cachette.
Mon nouveau petit frère a attrapé un microbe. La mère et l’enfant devront tous les deux rester à l’hôpital encore quelques jours. J’essaie de ne pas pleurer. La suite est floue dans ma mémoire… Je nous revois, le soir du réveillon, ouvrant nos cadeaux, grignotant sans doute des céleris farcis au fromage orange, des croustilles Fiesta et des beignets saupoudrés de sucre en poudre, mais je me souviens clairement que, d’un commun accord, nous n’avons pas touché à la guirlande de chocolats. Nous attendions le retour de maman.
Le lendemain matin, nouvelle conversation téléphonique entre ma mère et Sarah. Avec son bel accent, Sarah lui chuchote, mal à l’aise: «J’peux pas te l’dire… I don’t know dear, no, j’peux pas te dire à quelle heure ton “méri” est rentré hier… because il est pas encore rentré.»
J’avais évidemment remarqué l’absence de mon père au réveillon, mais je le croyais avec ma mère et le bébé. La vérité est que, le 23 décembre, il était parti «faire une commission» et que, deux jours plus tard, il n’avait pas donné signe de vie. Quand il apparaît enfin le soir du 25, son corps tangue légèrement. Le manteau ouvert, «la fale à l’air», comme on disait, il ouvre la porte en lançant un «joyeux Noël!» trop gai pour sonner vrai. Sarah lui jette un regard noir. Pour faire diversion, je lui dis: «Viens voir ce que j’ai fait!»
Pendant qu’il gravit les 13 marches qui le séparent de moi, il s’efforce de prononcer le plus normalement possible un «j’t’aime ben, ma belle fille».
À deux pas du sapin, mon père trébuche sur un jouet et, tentant de retrouver son équilibre, il empoigne le fil de ma guirlande. Puis il s’affale sur le tapis, entraînant avec lui l’arbre et les douzaines de pères Noël chocolatés. Abasourdi, il se relève, crachant quelques glaçons en aluminium et, après quelques secondes d’un lourd silence, il éclate de rire. Sarah le gronde en anglais. Comme un enfant, il monte se coucher. En redressant le sapin, Sarah me répète que mon père est juste «fatigué». Je fais semblant de la croire. Après ce Noël, un «beau» temps des Fêtes chez nous signifiera un Noël où papa ne boit pas… trop.
Je sais que l’alcoolisme est une maladie, et que ceux qui en souffrent et s’en sortent méritent tout notre respect. Mais ce billet, je l’écris en pensant aux enfants blessés, déçus, abandonnés physiquement ou psychologiquement par des êtres qu’ils aiment profondément. Tous ces enfants qui font semblant de ne rien voir pour ne pas déplaire. J’écris pour souligner le courage de ces petits qui grandissent amputés de la confiance en soi, de la sécurité ou de la paix d’esprit auxquelles ils ont droit. Ces futurs adultes qui, malgré le «fil de soi» cassé, comprennent un jour que les mots «j’t’aime» devraient obligatoirement être assortis de ceux-ci, encore plus sacrés: «Tu peux compter sur moi.»
Vous pouvez consulter la version intégrale de cet article dans le sixième numéro de Véro magazine, à la page 34, avec le titre « L’année où j’ai cessé de croire au père Noël ». Le magazine est disponible en kiosque et en version iPad.