L’année où j’ai cessé de croire au père Noël

L’année où j’ai cessé de croire au père Noël
25 Déc 2014 par Ève Déziel
Catégories : Oser être soi
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Les mots «cadeau» et «présent» sont synonymes. Un hasard? Et si être là pour l’autre, c’était ça, le plus beau des cadeaux?

L’année où j’ai cessé de croire au père Noël20 décembre 1964. L’aîné a 9 ans, le cadet, 11 mois. Maman se prépare à mettre au monde son sixième enfant. Son ventre est tellement gros que je la soupçonne d’avoir avalé un globe terrestre. Les «tranchées» ont commencé, branle-bas de combat dans la maison. Mon père fait chauffer le «char». Tout est organisé: nous, les cinq enfants, restons avec «matante» Sarah, une grande amie de ma mère, originaire de Moncton. Par un heureux concours de circonstances, Sarah occupe pour quelques mois les deux chambres de notre grand sous-sol rénové. Nous l’hébergeons avec joie, ainsi que son mari, Ted, et son fils, Ronny.

Mon septième hiver sent enfin le bonheur. La présence de Sarah calme les tensions récurrentes entre mes parents. Son tablier immaculé flotte sur ses hanches tel un drapeau blanc. Grâce à elle, la maison est spick-and-span, des biscuits tout juste sortis du four nous attendent au retour de l’école, les bouillis de légumes sont couronnés d’une belle pâte croustillante baptisée doughboy.

Par un froid glacial, mon père, ma mère et son globe terrestre roulent vers l’hôpital. Le lendemain, la voix fatiguée, mais fière de maman nous annonce dans le gros téléphone noir que le nouveau bébé est un garçon, peu joufflu, mais très, très long, avec des p’tits yeux «capuchés».

La description ne m’enchante pas du tout. Cependant, bonne nouvelle, ma mère m’assure qu’elle sera avec nous pour le réveillon.

Dans les jours qui suivent, Sarah besogne afin que tout soit prêt pour le retour de la mère et l’enfant. Pour me distraire, elle m’assigne une tâche très importante: enfiler des dizaines de petits pères Noël en chocolat recouverts de papier d’aluminium coloré. Le but: faire une guirlande d’au moins sept pieds qui décorera le sapin! À l’aide d’un dé à coudre placé sur l’extrémité de mon majeur, je dois pousser l’aiguille à travers le corps de chaque petit père Noël. L’idéal, selon Sarah, est d’éviter le cœur et de viser la lisière du chapeau, juste au-dessous du pompon, sans casser le petit personnage. Au beau milieu de ma guirlande, le téléphone sonne. J’entends les mots bad news, I’m sorry, que le fils de Sarah nous traduit en cachette.

Mon nouveau petit frère a attrapé un microbe. La mère et l’enfant devront tous les deux rester à l’hôpital encore quelques jours. J’essaie de ne pas pleurer. La suite est floue dans ma mémoire… Je nous revois, le soir du réveillon, ouvrant nos cadeaux, grignotant sans doute des céleris farcis au fromage orange, des croustilles Fiesta et des beignets saupoudrés de sucre en poudre, mais je me souviens clairement que, d’un commun accord, nous n’avons pas touché à la guirlande de chocolats. Nous attendions le retour de maman.

Le lendemain matin, nouvelle conversation téléphonique entre ma mère et Sarah. Avec son bel accent, Sarah lui chuchote, mal à l’aise: «J’peux pas te l’dire… I don’t know dear, no, j’peux pas te dire à quelle heure ton “méri” est rentré hier… because il est pas encore rentré.»

J’avais évidemment remarqué l’absence de mon père au réveillon, mais je le croyais avec ma mère et le bébé. La vérité est que, le 23 décembre, il était parti «faire une commission» et que, deux jours plus tard, il n’avait pas donné signe de vie. Quand il apparaît enfin le soir du 25, son corps tangue légèrement. Le manteau ouvert, «la fale à l’air», comme on disait, il ouvre la porte en lançant un «joyeux Noël!» trop gai pour sonner vrai. Sarah lui jette un regard noir. Pour faire diversion, je lui dis: «Viens voir ce que j’ai fait!»

Pendant qu’il gravit les 13 marches qui le séparent de moi, il s’efforce de prononcer le plus normalement possible un «j’t’aime ben, ma belle fille».

À deux pas du sapin, mon père trébuche sur un jouet et, tentant de retrouver son équilibre, il empoigne le fil de ma guirlande. Puis il s’affale sur le tapis, entraînant avec lui l’arbre et les douzaines de pères Noël chocolatés. Abasourdi, il se relève, crachant quelques glaçons en aluminium et, après quelques secondes d’un lourd silence, il éclate de rire. Sarah le gronde en anglais. Comme un enfant, il monte se coucher. En redressant le sapin, Sarah me répète que mon père est juste «fatigué». Je fais semblant de la croire. Après ce Noël, un «beau» temps des Fêtes chez nous signifiera un Noël où papa ne boit pas… trop.

Je sais que l’alcoolisme est une maladie, et que ceux qui en souffrent et s’en sortent méritent tout notre respect. Mais ce billet, je l’écris en pensant aux enfants blessés, déçus, abandonnés physiquement ou psychologiquement par des êtres qu’ils aiment profondément. Tous ces enfants qui font semblant de ne rien voir pour ne pas déplaire. J’écris pour souligner le courage de ces petits qui grandissent amputés de la confiance en soi, de la sécurité ou de la paix d’esprit auxquelles ils ont droit. Ces futurs adultes qui, malgré le «fil de soi» cassé, comprennent un jour que les mots «j’t’aime» devraient obligatoirement être assortis de ceux-ci, encore plus sacrés: «Tu peux compter sur moi.»

Vous pouvez consulter la version intégrale de cet article dans le sixième numéro de Véro magazine, à la page 34, avec le titre « L’année où j’ai cessé de croire au père Noël ». Le magazine est disponible en kiosque et en version iPad.



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  1. Chantal dit :

    Je suis l’une de ses enfants de père alcoolique qui a dû laisser son enfance dans un coin de sa vie pour entrer de pieds joints, à reculons, dans le monde des adultes. J’étais l’aînée d’une grande famille. J’ai secondé ma mère dans des tâches ne laissant aucune place aux jeux de l’enfance. Oui, la peur s’installe car on perd sa confiance en soi. L’insécurité, l’abandon et surtout remplacer le père absent dans les tâches quotidiennes nous obligent à vieillir rapidement. Heureusement, je suis une rêveuse! L’imaginaire m’a sauvé car j’ai cette facilité à inventer des histoires et à embellir la vérité. Ma confiance en moi ne m’est jamais revenue. Mon père, alcoolique, est parti un jour amenant avec lui mon enfance, une enfance inachevée.

  2. julie b. dit :

    Très très touchant. J’aimerais serré fort cette petite fille pour la rassurer. Sa tante aura été importante pour elle je crois, un support 🙂 tout ces événements, paroles, marquent la vie…

  3. Carole Ouellette dit :

    Quelle tristesse pour ces petits enfants qui restent marque a vie et qui perdent l’insouciance d’etre enfant!

  4. carina dit :

    J’aimerais souhaité une belle et heureuse année à Véronique à toute sa famille, et toute son équipe, ,,,,, xxxxxxxx et aux fans Aussi Bonne Année xxxxxx

  5. Johanne Tanguay dit :

    Que de souvenirs, que de blessures et désillusions qui nous rendent la période des fêtes si nostalgique. C’est vrai qu’on pardonne un jour mais on le fait pour soi-même si on veux pouvoir partager autre chose avec les nôtres que cette nostalgie de nos Noel d’enfants écorchés. Mes enfants et petits-enfants n’ont certainement pas à supporter ce poids pour lequel j’ai mis une si grosse partie de ma vie à m’en défaire, m’alléger le cœur pour avoir une vie meilleure.

  6. josée melançon dit :

    Tellement triste, j’ai mal au coeur, dire qu’il y a encore des enfants et femmes qui vivent ça (2015), c’est trop triste maudite marde!

  7. Claire dit :

    Ce texte m’a rappelé de bien mauvais souvenirs de mon enfance, je lève mon chapeau à toutes nos mères qui ont enduré cela pour protéger leurs enfants. Aujourd’hui je fête Noël avec mes enfants et mes petits-enfants dans la paix, la sérénité et l’amour de chacun, j’ai pardonné mais je n’ai pas oublié.

  8. Louise Fréchette dit :

    Très très beau texte. Que de chagrin dans cette lettre.

  9. Louise dit :

    Très touchante et triste cette histoire. Très bien raconté et très réaliste. Quelle souffrance de vivre avec une personne dans la maison atteinte de cette maladie. L’espoir toujours terni. Ces images nous restent gravées dans la tête à vie.

  10. Claire dit :

    J aime lire tout ce que cette dame écrit . Elle est captivante du début a la fin . J aimait beaucoup l écouter quand elle était l invité des …Midi de Véro ! Je vais devoir avoir tous ses écrits . <3

  11. véronique dit :

    Ouf vraiment touchante cette histoire ….et triste aussi …

  12. Gilberte Perreault dit :

    J’aime les récits de cette écrivaine . Cette femme a tellement une belle plume.

  13. Jocelyne Forest dit :

    C’est tellement triste. Tout d’abord pour la personne elle-même, mais aussi pour tous ceux qui doivent vivre avec les conséquences de cette maladie. J’ai eu un oncle dans ma famille comme ça et en plus, il était violent, alors que de mal fait autour de lui. J’ai vraiment beaucoup de sympathie pour tous qui souffrent à cause de cette fichue maladie, tellement difficile à comprendre. Pardonner à ces gens est souvent au dessus de nos forces quand le mal fait est trop grand.

  14. France Thiffault dit :

    Oufff que c’est dure a lire ces quelques lignes….. Mais tellement bien écris bravo…..

  15. YvonNoel dit :

    Bravo !! j’aime tellement l’écriture de cette femme, elle trouve toujours le moyen de me faire soit rire, soit pleurer,mais je ne peut pas ne pas aimer cette femme là

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