«Maman, on joue à l’été, d’accord?»
C’était une journée au froid dentelé qui nous cisaillait le corps jusqu’aux os. Février en mode Sibérie se la jouait glacial, sous un minuscule soleil blafard et timide. Mon petit garçon de trois ans en avait ras le pompon de s’enfoularder et de crouler sous les épaisseurs de laine.
«MAMAN! Est-ce qu’on peut jouer à l’été?!»
Assis au bout du lit dans son pyjama aux deux pièces dépareillées, il insistait, les yeux grands ouverts. Moi, je pensais tout bas: «Mais qu’est-ce que tu connais de l’été, toi, petit bonhomme qui en a vécu seulement trois dans ta très courte vie?» Je me demandais comment j’allais m’y prendre pour «jouer à l’été». Certes, mes étés à moi étaient bien différents des siens. J’ai toujours eu un petit pincement au cœur en pensant que les étés de Polo, ici à Montréal, n’allaient jamais ressembler à ceux de la mini-Ingrid cabanoise au creux des montagnes. Du coup, je replongeais dans mes souvenirs…
Je me souviens des étés en forme de paysages verts et bleus. De mes poches pleines de cailloux précieux et de vers de terre. J’entends encore le cliquetis des trucs de pacotille accrochées aux rayons de mes roues de vélo qui filait à vive allure dans les sentiers. Je revois le ruisseau – dont l’accès m’était formellement interdit – caché sous les arbres. Ce même ruisseau qui nous incitait vivement à la désobéissance et à la pêche à la grenouille. Je me souviens de moi, apprentie herboriste, qui cueillais minutieusement des plantes médicinales, des bouts d’herbes pour en faire des concoctions antimoustiques, et des champignons comestibles en les appelant par leur prénom.
Je collectionnais secrètement des bestioles dans des bocaux cachés sous mon lit. Je m’endormais à la lueur des lucioles enfermées dans un pot Mason et j’écoutais les fabuleuses vocalises des huards à collier sur le lac en cathédrale. Je savais où aller cueillir les meilleurs bleuets des environs, comment faire un feu sous la pluie, et j’apprivoisais aisément hirondelles, bourdons et petits mulots.
C’était doux, l’été, à Cabano. Aussitôt les classes terminées, j’avais un petit boulot qui me rapportait quelques sous par semaine. Juste assez pour subvenir à mes besoins primaires et indispensables: des jujubes multicolores achetés au dépanneur du coin et mes sacro-saintes slushs dominicales bleu électrique. Tous les soirs, j’étais servante de messe. Faut dire qu’à l’époque, j’avais mille et une ambitions. Entre mes rêves de future ethnologue ou comédienne, je confiais à qui voulait l’entendre que je voulais souhaitais devenir… religieuse. Je me souviens que la seule présence de sœur Lisette aux alentours provoquait en moi un élan d’idolâtrie incontrôlable et un bégaiement circonstanciel. J’en avais les mains moites. Je voulais tant qu’elle m’aime, sœur Lisette! C’était ma Beyoncé de ce temps-là. Par la suite, j’ai fini par abandonner mes projets d’apostolat au moment de la sortie de Get Down, des Backstreet Boys.
Je me souviens des maisons construites dans les arbres, des escapades interdites dans le champ de monsieur Bérubé, des égratignures et des bleus sur les genoux, des casquettes portées à l’envers, des douloureuses lacérations aux coins de la bouche causées par les centaines de Mr. Freeze avalés. Je me souviens des roches qu’on soulevait, à la recherche de trésors grouillants et magnifiques, des feux de camp, des guimauves cramées qui collaient aux doigts, des pluies d’étoiles filantes, des balades en quatre-roues, de la peau bronzée aux odeurs de citronnelle et de crème solaire, des maillots de bain multicolores étendus sur la corde à linge.
«AHHH! MAMAN!»
C’est ce gros soupir d’exaspération de mon fiston qui m’a extirpée illico de mes rêveries estivales. Puis, ça m’a sauté aux yeux. J’ai compris.
Polo ne vivra jamais les mêmes étés que sa maman. Et savez-vous quoi? C’est parfait comme ça. Ses deux mois d’été seront teintés de ses propres couleurs. Ponctués d’aventures rocambolesques à Montréal, d’escapades fantastiques dans le Bas-du-Fleuve et de douces immersions dans sa famille vietnamienne adorée.
Polo aura le choix de vivre ses saisons partout et de toutes les manières. Il sera aventurier des bois à Cabano et petit roi des ruelles à Montréal. Il mangera des Popsicle à la fraise du dépanneur du coin ou des bánh giầy cuisinés par sa baba vietnamienne. Les filets de sa trajectoire sont accrochés quelque part au sommet d’une montagne à Cabano, au rivage du lac Témiscouata, entre les gratte-ciels montréalais et sur le grillage d’un camp de réfugiés à Hong Kong, là où son papa a passé les premières années de sa vie.
Mon fils porte en lui les vagues fracassant les bateaux qui emmenaient sa grand-maman loin de la guerre du Vietnam. Il porte les premières saisons de son papa immigré au Québec, en 1982, ses étés à rouler en vélo dans la Petite Italie et ses premiers hivers Québécois à déambuler maladroitement sur les trottoirs de Montréal jusqu’à la patinoire du coin… sans savoir qu’il était déconseillé de circuler avec des patins déjà lacés aux pieds…
Cette diversité de parcours, cette double culture et cette double identité sont des richesses inestimables à chérir, à célébrer, à protéger. Il faut cultiver la différence, l’aimer par-dessus tout; la nôtre et celle des autres. Il faut en être l’orpailleur. Je suis fière que mon fils porte en lui mille saisons, deux pays, mille histoires, deux cultures. Notre été sera multicolore.
Ingrid St-Pierre est une auteure-compositrice-interprète. Elle est présentement en tournée après la sortie de son dernier album, Petite plage. Pour plus d’information, on visite le site ingridstpierre.com.
Photo: Andréanne Gauthier (portrait) / mise en beauté: Anabelle Deschamps, avec les produits M•A•C Cosmetics
Cet article est paru dans le magazine VÉRO été 2019. Abonnez-vous ici.
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