Me blottir sous l’aile maternelle, en pyjama de flanelle, ouvrir les pages d’un conte, anticiper avec fébrilité le fabuleux «Il était une fois…», ça n’existait pas, chez nous. Je n’ai aucun souvenir d’une histoire racontée de vive voix par ma mère. Sous notre toit, la lecture était une activité solitaire.
Les livres traînaient – ou plutôt vivaient – parmi nous, au même titre que la salière ou le panache de l’orignal tué par mon père. Certains étaient utiles, d’autres, décoratifs. Nous les retrouvions partout et nulle part, mais surtout là où, normalement, on ne les attend pas. Par exemple, mon exemplaire de Sylvie, hôtesse de l’air servait à boucher un des trois petits hublots sans moustiquaire au bas de la fenêtre de ma chambre. J’aimais la tête de mon héroïne, alors je lui faisais confiance pour dissuader les insectes qui cherchaient à s’introduire pendant mon sommeil.
Comme bien des familles, nous possédions les collections Encyclopédie de la Jeunesse et Pays et nations. Grâce à ces grands volumes, j’érigeais des cabanes extraordinaires, des maisons dignes de Frank Lloyd Wright. Deux exemplaires pour créer la charpente, un troisième pour former le toit plat. Les pages colorisées de la série Pays et nations me servaient de toiles de fond. Je me rappelle encore du roi du Gabon, dodu, torse nu, la tête auréolée de plumes d’oiseaux exotiques, ou encore du jardin de Versailles où dansaient de galants androgynes. J’y ai vu ma première pagode chinoise, qui semblait peinte par un aquarelliste évanescent. J’imaginais pour ma poupée cartonnée des histoires différentes selon mes découvertes. Alors que je la faisais prisonnière dans la tour nippone, un pigeon voyageur tapi dans la coiffe du roi africain volait à son secours en dérobant la clé du geôlier. Je fêtais sa libération en l’invitant à Versailles.
Je n’ai jamais entendu mes parents nous interdire de «jouer» avec les livres. Je ne me souviens pas non plus qu’ils aient insisté pour que nous lisions. Par contre, je les ai toujours vu lire. Chaque jour, nimbée de la fumée de ses Du Maurier, maman scrutait les pages de sa «bible» – c’est-à-dire son vieux Larousse – pour chercher des réponses à ses mots croisés. Quand mon père rentrait du travail, les premiers mots qui sortaient de sa bouche étaient: «Où est ma Presse?» Personne n’avait le droit de toucher à son journal avant lui. Personne. Ça rendait l’objet d’autant plus précieux à mes yeux. Mon père ne s’informait jamais de notre journée, mais pendant que les patates cuisaient, il prenait des nouvelles du monde. L’été, il s’installait dehors sur une chaise pliante, torse nu, roi de sa cour de banlieue. Mon père lisait tous les livres d’instruction des appareils ménagers de la maison. Un objet flambant neuf n’avait pas le droit d’être mis en marche si mon paternel n’avait pas d’abord lu en français ET en anglais le mode d’emploi, les mises en garde, le contrat de garantie.
Après le décès de ma mère, nous nous sommes partagés son Encyclopédie de la cuisine de Jehane Benoît, quelques cahiers de La bonne chanson et trois dictionnaires élimés. Quand mon père est mort, sa bibliothèque personnelle se résumait à quelques ouvrages sur la faune, un guide pour créer soi-même un bassin d’eau et un classeur rempli de livrets d’instruction.
J’ai changé trois fois d’adresse depuis sept ans. Autant de déracinements. Dans ce tumulte, mes livres sont encore et toujours mon «chez nous». Est-ce parce que le papier se languit de sa vie en forêt qu’il lui est si naturel de prendre racine dans nos cœurs? Au plus fort du chaos, je rebâtis des maisons éphémères: deux livres pour la charpente, un pour le toit. Je me love à l’intérieur comme un chaton s’endort au creux du ventre de sa mère. Il me suffit parfois de murmurer le nom de l’auteur pour apaiser mes angoisses de nomade sédentaire: Bobin, Thúy, Tremblay, Roy, Gruda, Hébert, Hamilton, Prévert… Il me suffit d’un titre, d’une strophe pour voir surgir un lieu, un visage, une amitié, un amour.
Bientôt, je plierai bagage. En faisant le tri de ma bibliothèque, je glisserai ma paume sur la jaquette de chaque livre comme une romanichelle caresse et interroge sa boule de cristal: je garde ou je donne? Les œuvres qui m’ont retenue sur terre quand ma vie fut essouchée, je les laisserai au pied d’un arbre dans un endroit public. Si vous trouvez un de ces livres, regardez à la dernière page, j’y ai dessiné une petite maison. Je l’habite encore un peu.
Photo: Andréanne Gauthier
Ce billet est paru dans le magazine VÉRO d’automne.
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