J’ai une amie que je vois à l’occasion. Appelons-la Isabelle. Pour décrire notre amitié, je dirais que ce n’est pas une amie proche. C’est une fille que je vois par l’intermédiaire d’amis communs, quand nous sommes dans un party. Et au fil de ces partys, nous sommes devenus amis sur Facebook. Depuis ce temps, j’ai dû voir, en moyenne, au moins 15 photos de sa fille chaque mois. Parfois, j’ai l’impression de mieux connaître sa fille qu’Isabelle elle-même.
J’ai vu des photos de sa fille quand elle a marché pour la première fois. J’ai vu une vidéo d’elle à son premier cours de natation. J’ai aussi eu la chance incroyable de voir en photos chacune de ses visites annuelles au père Noël des Promenades St-Bruno. Imagine tout ce que tu peux faire d’intéressant, de presque intéressant ou de vraiment pas si intéressant que ça avec un enfant: Isabelle l’a déjà publié en photos.
C’est même devenu un running gag à la maison. «As-tu vu? Il n’y avait pas de photo de la fille d’Isabelle ce matin sur Facebook. J’espère qu’elle va bien! C’est inquiétant, j’ai presque envie d’appeler la police.» Il y a même eu des moments où, selon la période de l’année, je lançais des prédictions: «On devrait bientôt voir des photos de sa fille en train de cueillir des pommes, je n’en peux plus d’attendre!»
Au dernier party d’amis, alors qu’Isabelle était un peu plus loin, j’ai dit à mon chum de gars: «Elle doit sûrement faire de l’anxiété. Ça fait au moins 30 minutes qu’elle n’a pas publié de photo de sa fille.» Parce qu’après tout, si je trouvais moi-même sa cadence de publication un brin exagérée, il devait bien y avoir d’autres personnes du même avis, non?
Le gars à qui je parlais n’a même pas ri. Il m’a juste dit: «Tu savais pas à propos d’Isabelle? Ç’a pris cinq ans avant qu’elle tombe enceinte. Elle a tout essayé. À la fin, elle s’était faite à l’idée qu’elle n’aurait sans doute jamais d’enfant.» Mon ami s’est éloigné, me laissant seul. Seul, alors qu’on se dit à soi-même qu’on aurait donc ben dû juste se la fermer.
«Je vois désormais les gens comme des icebergs. On ne perçoit qu’une infime partie des gens, sans soupçonner ce qui se cache en dessous.»
Ce soir-là, j’ai fait un des apprentissages que je considère très important: on ne connaît pas la vie des autres. Je le répète, parce que c’est vraiment important: on ne connaît fu*king pas la vie des autres.
J’avais au moins raison sur une affaire: je connaissais plus la fille d’Isabelle que je la connaissais elle-même. J’ignorais tout du long, douloureux et complexe processus qu’Isabelle avait dû subir pour devenir enceinte de sa seule et unique fille. Je n’étais pas conscient de l’épreuve que ça avait été pour elle et des montagnes russes d’émotions qu’elle avait vécues. Non seulement je n’étais pas au courant, mais ce n’était pas de mes affaires non plus.
Maintenant, avant de juger quelqu’un ou n’importe quelle part de son existence, j’essaie de me le répéter: «Pierre, tu ne connais pas sa vie, fais attention!» Je vois désormais les gens comme des icebergs. On ne perçoit qu’une infime partie des gens, sans soupçonner ce qui se cache en dessous. On traîne tous nos peurs, nos rêves, nos déceptions, nos échecs, nos angoisses, nos remises en question. On les traîne comme des ombres, alors que la plupart des gens ne voient souvent que notre lumière.
Quand Isabelle publie une photo de sa fille en train de cueillir des pommes, ce n’est pas juste «une photo de sa fille aux pommes». C’est une photo du rêve qu’elle a porté dans sa tête et dans son cœur pendant cinq ans. C’est l’image à laquelle elle s’est accrochée pendant des années, quand l’espoir se faisait rare et que son cœur menaçait d’éclater en mille morceaux. Chaque photo de sa fille est une victoire et un morceau de miracle dans une vie dont j’ignorais beaucoup trop d’affaires.
J’ai donc deux choses à te dire, Isabelle. D’abord, je m’excuse sincèrement. Et elles sont magnifiques, tes photos!
P.S.: Cette chronique était ma dernière dans le magazine VÉRO. J’ai de nouveaux projets qui m’occuperont énormément prochainement, et je manque de temps pour tout faire! Cela dit, merci de m’avoir permis de vivre cette nouvelle expérience et de m’avoir lu durant trois ans. Pour moi, ç’a été autant un bonheur qu’un privilège. – Pierre
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Photo : Martin Girard