Céline Bonnier apparaît à l’écran, assise droite sur une chaise de sa salle à manger, l’air confortable dans sa veste en laine. La plante en retrait a besoin d’eau, on dirait. J’aurais préféré la voir en personne, mais un virulent variant est venu changer les plans. Pas d’autre choix que de se contenter d’un face-à-face virtuel. Mais qu’importe la forme, on ne crache pas sur un moment précieux avec l’une des comédiennes québécoises les plus prolifiques des dernières années.
«Ça va très bien!» lance-t-elle d’emblée, d’une voix reconnaissable même les yeux fermés. On brise la glace en philosophant sur la pandémie, qui occupe cette semaine-là tout l’espace médiatique, incluant des influenceurs sur le party dans un avion.
«On amorce un troisième hiver là-dedans [en pandémie]. Et on ne s’habitue pas, ça ne devient pas plus facile, au contraire!» mentionne la comédienne, qui repense à notre étrange fébrilité collective au début de la crise, lorsque le premier confinement prenait des airs d’exercice de feu.
Malgré la morosité ambiante, Céline Bonnier peut au moins se targuer d’être l’une des rares artistes d’ici à n’avoir jamais cessé de travailler. Des exemples? Sa participation à un balado de fiction signé Patrick Senécal (Écho) et à deux pièces de théâtre (Les reines et Quand nous nous serons suffisamment torturés), son rôle de sorcière western au cinéma (L’arracheuse de temps), celui du personnage principal d’une émission qui a cartonné à la télé (L’heure bleue) et d’une autre diffusée sur Crave (l’heureux prétexte de cet entretien).

Un autre fait divers
Dans la dramatique Une affaire criminelle, du tandem derrière l’irrésistible Faits divers (textes Joanne Arseneau, réalisation Stéphane Lapointe), Céline Bonnier incarne Catherine Godin, une maman qui mène depuis 15 ans une bataille pour faire libérer de prison son fils, accusé à tort. Ça, c’est Céline ou plutôt Catherine qui le dit. «Moi, je suis sa mère, et j’ai décidé que, forcément, il n’est pas coupable.»
«On se place du point de vue de la femme ordinaire, de la citoyenne qui se sent lésée, et non de celui d’une enquêtrice de police», nuance le réalisateur Stéphane Lapointe, à qui on a voulu soutirer quelques informations. «C’est vraiment Catherine Godin vs the world. Au début, on pense qu’elle est folle, mais le vernis du monde parfait commence à craquer et les vraies affaires sortent», explique-t-il, précisant que tout part d’un incident grave survenu au bal des finissants du fils emprisonné, à tort ou à raison.
Je vais m’ennuyer [sur un plateau] si je ne me sens pas assez utilisée ou s’il y a un manque de vitalité. C’est déjà arrivé, mais je ne vais nommer personne.
Quand j’évoque l’indéfectible loyauté de Céline Bonnier envers son «fils», Stéphane Lapointe éclate de rire. «Céline EST Catherine Godin et on se retenait de l’applaudir à chaque prise. Elle est vraie, vibrante, bouleversante, dark et lumineuse à la fois, mais clown aussi», révèle le réalisateur, qui n’est pas à court d’épithètes pour qualifier la grande comédienne. «C’est un rêve de travailler avec elle, j’avais hâte que le bon projet se présente.»
Stéphane Lapointe n’est pas le seul à vouloir mettre le grappin dessus, à en juger par la feuille de route éclatée de Céline Bonnier – sorte de version locale d’Helena Bonham Carter –, capable d’incarner Suzanne d’Unité 9, Monica la mitraille dans le film éponyme, une maman endeuillée dans L’heure bleue ou Mère Augustine dans La passion d’Augustine avec une égale conviction.
Céline Bonnier qualifie son nouveau rôle «d’assez complexe», porté par l’écriture sans flafla de Joanne Arseneau. «Catherine vit des choses, une sorte de longueur qui use. Elle a une volonté de relancer l’enquête, en plus de se battre contre la police et d’essayer de protéger son fils de la déprime et d’un désir d’abandonner», raconte l’actrice, qui admet un penchant pour jouer des personnages qui en arrachent.
Elle lance des fleurs à l’autrice Joanne Arseneau, avec qui elle avait brièvement travaillé dans la télésérie Tag: «J’ai toujours aimé sa dégaine, sa verve. Elle écrit de très belles insultes d’ailleurs, avec une dose d’arrogance et d’audace. C’est jouissif à jouer!»
Avant de s’immerger dans Une affaire criminelle, Céline ne s’est pas mise à consommer une flopée de polars scandinaves ou d’épisodes de true crime sur Netflix. Elle a plutôt puisé en elle les contours de cette mère de famille en guerre pour faire libérer son fils. «C’est compliqué une enquête, et je n’avais jamais fait ça en premier rôle. Il y a une logique à suivre et, comme on ne tourne pas chronologiquement, ça double le travail», dit-elle.
Céline a déjà raconté en entrevue que son but premier, en choisissant ses rôles, était de ne pas s’emmerder. «Je vais m’ennuyer si je ne me sens pas assez utilisée ou s’il y a un manque de vitalité. C’est déjà arrivé, mais je ne vais nommer personne», souligne avec discrétion la comédienne, qui assure ne pas s’être ennuyée une miette durant le tournage d’Une affaire criminelle.

Sortir de la routine
Dans un passionnant entretien au micro de Franco Nuovo, en 2016, Céline confiait que, par sa candeur et son innocence, son personnage de Suzanne dans Unité 9 était peut-être celui qui lui ressemblait le plus. «Avec Suzanne, je rejoignais l’enfance et la pureté. Dans les deux autres téléséries (L’heure bleue et Une affaire criminelle), on vient rejoindre l’adulte qui tente de s’organiser socialement», analyse Céline, qui adore l’«arrogance libre» qui habite Catherine. «C’est une infirmière un peu rockeuse qui se gérait, mais sa colère a fini par déchirer sa figure sociale. C’est Hulk qui a fait fuck it», décrit-elle, ajoutant que son amertume envers l’autorité la rend plus libre.
Spontanément, on a en tête l’image de ces complotistes écoeurés du système qui dénoncent la «dictature» du gouvernement à coup de vidéos filmées dans une voiture. La discussion dévie alors vers les réseaux sociaux, terreau fertile de toute forme de «libarté» d’expression. Céline assure se tenir à bonne distance de l’agora virtuelle. «Je ne ressens pas le besoin d’amener la planète entière devant mon assiette», ironise celle qui éprouve un malaise à l’idée de voir tout le monde se mettre en scène. «Je sais que ça permet de sortir de la solitude, mais ça en crée aussi. Moi, c’est ce que ça me procure», admet-elle.
Céline a besoin de véritables contacts avec les autres pour fonctionner, de spontanéité aussi. Bref, de tout ce qu’on trouve ailleurs que devant un clavier.
Même si elle trouve la formule cheesy, cette ennemie de la routine s’efforce d’inventer un quotidien qui la rend heureuse. Pour y parvenir, elle est prête à repousser ses limites, voire à modifier son apparence pour un rôle. Mais pas à n’importe quel prix. «J’aime tellement la bouffe que si on me demande de perdre du poids pour un rôle, je vais dire non, mais je suis prête à me raser la tête!» promet-elle.

Ça demeure un débat important et c'est presque politique de montrer le vieillissement des femmes à l'écran, de reconnaitre le temps qui passe.
La force de l’âge
Céline n’entretient aucun complexe par rapport à son âge ni à son corps. Même si l’éternel débat sur le vieillissement des femmes à l’écran suinte le cliché, force est d’admettre que des pas de géant ont été faits. On n’a qu’à penser à certaines comédiennes chouchous comme Céline Bonnier justement, Guylaine Tremblay ou Anne-Marie Cadieux, qui ont la chance de jouer des rôles de femmes mûres fascinantes, à des années-lumière de la bienveillante grand-mère.
«Mais ça demeure un débat important et c’est presque politique de montrer le vieillissement des femmes à l’écran, de reconnaître le temps qui passe. Je n’ai pas de mérite, je suis en forme sans trop d’efforts, avoue l’actrice. J’aimerais continuer longtemps à accepter mon corps, mais je ne peux pas me battre contre le temps. J’ai 56 ans et on me demande encore de jouer des scènes de nudité et de baise. Je suis moins à l’aise en vieillissant, mais faisons-le quand même et faisons-le bien.»
Et le Botox dans tout ça? Ma question posée maladroitement amuse Céline. Fiou! D’emblée, elle ne juge personne qui a recours à ce genre d’intervention. «Peut-être que dans 10 ans, je vais avoir envie d’enlever les poches en dessous de mes yeux. Pour l’instant, je m’adapte à ça», dit-elle, en étirant son visage avec ses mains et en grimaçant un peu pour me donner un aperçu de l’effet qu’un facelift produirait sur elle. «Ma mère est morte à 91 ans et elle a été belle toute sa vie. Je trouve ça très beau, les traces de la vie», résume-t-elle joliment.
La Blanche DuBois de Serge Denoncourt (dans sa mise en scène d’Un tramway nommé Désir) est bien consciente de son privilège de jouer autant, elle qui estime tourner environ 50 jours par année depuis une décennie, sans compter ses engagements au théâtre. «Je sens que parfois, ce n’est pas nécessaire que ça soit moi qui joue tel rôle, mais on tourne vite et j’ai l’impression que si la personne est réchauffée, ça aide», mentionne-t-elle, ajoutant que «c’est comme le serpent qui se mord la queue. Je suis reconnaissante, mais des fois, j’aimerais voir d’autres visages…»
Cela dit, son statut amène certains avantages. Céline s’efforce maintenant de mener à bien un projet à la fois et peut se permettre une pause sans avoir peur d’être oubliée. Elle a une pensée solidaire pour ses collègues dont le mauvais quart d’heure s’étire depuis deux ans. «Les travailleurs autonomes, comme moi, n’ont pas d’assurance-chômage. Nos salaires nous servent à “padder” les moments où on ne travaille pas. Chaque année, une soixantaine d’acteurs reçoivent leur diplôme des écoles de théâtre et je ne sais pas comment ils s’en sortent…»
Pour sa part, Céline a profité d’un congé forcé de quelques mois au début de la pandémie pour se lancer dans l’écriture d’un court métrage, un projet qu’elle caresse depuis longtemps. Discrète sur sa vie privée, Céline ne souffre aucunement d’être reconnue durant ses balades quotidiennes à pied, en skis de fond ou en raquettes. «Les gens sont gentils, jamais agressifs, et ce n’est pas assez récurrent pour m’empêcher d’avoir une vie. Tantôt, une femme m’a lancé: “Je t’aime, Céline Bonnier!” Pourquoi pas? Ça me donne l’impression de faire partie de ma communauté, de mon Québec.»
De toute façon, la comédienne aime le monde. «Les gens ont longtemps pensé que je suis sérieuse et lourde, mais sur les plateaux, j’aime rire et entendre les idées de tout le monde. Ça m’aide à réfléchir.»
L’entrevue aurait pu s’étirer encore, car Céline est généreuse de son temps. Et même s’il est précieux, cette bibitte sociable n’hésite pas à le partager avec nous sur une scène, au cinéma, à la télé et même… à travers un écran d’ordinateur.
Son actu
Une affaire criminelle est diffusée sur la plateforme Crave.
Photos: Andréanne Gauthier
Stylisme: Maude Sen
Maquillage: Jean-François CD
Coiffure: Andrew Gilbert
Assistante-photographe: Vanessa Brossard
Coordonnatrice: Claudia Guy
Directrice artistique: Marie-Michèle Leduc
Merci au restaurant Tiramisu pour son accueil chaleureux.
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