Savoir tourner la page

29 Mai 2017 par Ève Déziel
Catégories : Oser être soi
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Ève Déziel estime qu'il faut parfois accepter de tourner la page sur certains passages de notre vie.

Tourner la page, un geste tout simple que vous venez de faire en feuilletant ce magazine. C’est facile avec du papier, mais pas mal plus complexe dans la vie, du moins dans la mienne. Une amie à qui je confiais ma difficulté à lâcher prise, mon entêtement à vouloir lire les pages précédentes avant d’écrire les suivantes m’a répondu ceci: «Il y a une différence entre lire une page et l’apprendre par cœur». Elle a ajouté: «La vie, c’est comme une auto: c’est pas pour rien que le pare-brise est 30 fois plus gros que le rétroviseur. Si tu passes tout ton temps à regarder en arrière, t’avances pas, tu recules!»

Ouch! Tout un réveil! Mon amie a raison. J’attends des réponses qui ne viendront jamais. Non seulement je lis et relis les mêmes passages, mais je tente de déchiffrer les non-dits entre les lignes. J’espère, par exemple, la demande de pardon d’une personne qui a abusé de ma confiance alors que j’étais enfant. Cette personne est morte depuis. À l’époque, je ne parlais pas, je taisais l’indicible. Faute de SOS, personne n’a perçu ma détresse, et moi, j’ai tout fait pour l’oublier.

Faut dire que, chez nous, les plaignards n’étaient pas bienvenus. En arrivant à la maison en larmes, il ne fallait pas espérer être consolé, mais plutôt grondé. Et quelle que soit la gravité de la blessure, ma mère sortait son flacon de Mercurochrome. Qu’il s’agisse d’une simple éraflure ou d’un clou rouillé fiché dans la plante d’un pied, elle badigeonnait le liquide rouge orangé et nous renvoyait jouer dehors en disant: «Pis là, tâchez de faire attention, j’ai d’autres choses à faire, moi!»

La première fois que j’ai entendu un adulte me dire «Pauvre p’tite, tu méritais pas ça!» (je venais de me cogner un orteil sur un coin de table), je me suis mise à pleurer. J’avais 29 ans et je découvrais la douceur curative de l’empathie.

Affirmer que c’est la faute à mes parents si je me suis emmurée derrière un grand sourire, si je n’ai pas appris à nommer les choses ou à m’aimer telle que je suis, serait simpliste et injuste. C’est plutôt dû à une succession d’expériences.

J’aurais aimé qu’on accepte mes imperfections, mes écarts de conduite, mes impatiences, bref, j’aurais aimé qu’on m’aime «quand même». Lorsque mes enfants se querellaient, je leur ai souvent répété qu’ils devaient apprendre à se parler, à s’écouter et, surtout, à être indulgents, car si on ne peut pas être pardonné au sein de sa petite tribu, de sa propre famille, où le serons-nous?

Je revois ma mère qui me suivait jusqu’à la porte quand je sortais rejoindre mes amis. Debout derrière moi, elle posait ses mains sur mes épaules d’ado et les redressait en me soufflant à l’oreille: «Oublie pas, tu t’appelles Eve-Line Déziel!»

Dans le temps, ce rituel m’agaçait. «Maman! Je l’sais comment j’m’appelle!»

Je partais alors sans me retourner, mais je sentais son regard vrillé sur mes omoplates. On m’avait appris que Dieu est partout. Dans mon cas, c’est le regard de ma mère qui me suivait dans tous mes déplacements.

Quand on me blesse, j’aimerais être un modèle de dignité, ne jamais sortir de mes gonds ou, pire, plier les genoux. J’aimerais être celle qui marche les épaules droites et la tête haute en me répétant fièrement mon nom.

J’évalue mal la différence entre faire son gros possible pour sauver une relation qui bat de l’aile et glisser dans l’acharnement thérapeutique. Quand le cœur ne bat plus, mais alors là vraiment plus, il faut savoir accepter la fin.

Vous connaissez le supplice de Sisyphe, ce personnage mythologique? Pour échapper à la mort, Sisyphe est condamné à faire rouler une énorme pierre jusqu’au faîte d’un rocher à pic. Une fois au sommet, la pierre ne tenant pas en équilibre, elle dévale aussitôt sur le versant opposé et l’homme doit éternellement recommencer ce travail absurde. Autant chercher une âme tombée dans un «trou pas d’fond».

J’ai mis des décennies à accepter le simple fait que je suis formidablement imparfaite. Des heures de thérapie pour en arriver à ce constat: le Mercurochrome n’est pas miraculeux. Il y a de ces plaies qui ne guérissent jamais. Il faut courageusement vivre avec. Déposer la pierre, contourner le rocher.

Au moment où je rédige ces lignes, il fait 11 °C sous zéro. Pour vous, c’est le printemps. Il y a donc trois mois de décalage entre la livraison de mon texte et cette rencontre avec vous qui me lisez. Alors, lorsque vous tournerez cette page, sachez qu’écrire m’aide à tourner quelques-unes des miennes…

Photo: Andréanne Gauthier

Ce billet est paru dans le magazine VÉRO du printemps.

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Fleur bleue



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  1. Marc Lévesque dit :

    «La vie, c’est comme une auto: c’est pas pour rien que le pare-brise est 30 fois plus gros que le rétroviseur. Si tu passes tout ton temps à regarder en arrière, t’avances pas, tu recules!» – TU NE RECULES PAS, mais tu risques de frapper un mur.

  2. Marc Lévesque dit :

    «La vie, c’est comme une auto: c’est pas pour rien que le pare-brise est 30 fois plus gros que le rétroviseur. Si tu passes tout ton temps à regarder en arrière, t’avances pas, tu recules!» – TU NE RECULES PAS, mais tu risques de frapper un mur.

  3. Richère Déziel dit :

    Beaucoup de femmes se reconnaîtront dans votre texte.

    Merci 😉

  4. Philippe Dexiel dit :

    Très beau texte touchant. Je t’aime. Ton frère Philippe

  5. Louise Déziel dit :

    Chère Èvelyne,
    Tu es extraordinaire, vraie,franche et combien attachante!
    Tante Louise qui t’aime beaucoup même si l’on ne se voit pas souvent.

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