Un jour, dans une classe au primaire, un enseignant m’a présenté comme étant le troisième fils de l’écrivain et prof de littérature Jacques Boulerice. J’avais cru qu’il plaisantait. J’avais ri de bon cœur, alors qu’il affirmait à ses élèves que j’avais deux grands frères: Alexandre, le politicien, et Nicolas, le chanteur-musicien. J’avais démenti la chose et lui s’était défendu en disant avoir glané l’information – erronée – sur Internet. Ce n’était pas la première fois qu’on me juchait dans l’arbre généalogique de Jacques ; une fois, une lectrice m’avait dit que mon père avait été son prof préféré. J’avais souri devant l’absurdité d’imaginer mon père donner un cours sur Anne Hébert, lui qui était alors si loin du monde des livres.
Toute sa vie, et dès sa 4e secondaire, mon père a travaillé dans une usine de plastique. Pour sa part, ma mère a vendu des voitures avant d’être caissière dans une épicerie. Pendant les années 1990, mes parents ont aussi été les copropriétaires d’un club vidéo. Je ne suis donc pas ce qu’on pourrait appeler «un enfant de la balle». À une certaine époque, j’aurais aimé m’enorgueillir d’avoir des parents écrivains, comédiens ou musiciens… L’époque où je voulais tant être un artiste et où mes goûts tranchaient nettement avec ceux de mes parents. Eux qui se moquaient tendrement de moi… Quand ils recevaient un film français en copie de visionnement, ils me le tendaient en disant: «Ç’a l’air plate; tu vas aimer ça !» Et j’étais fier de cette distinction. Aimer les films français m’élevait tout en précisant mes contours.
Je viens de refermer Une conversation, le passionnant livre d’échanges entre Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, et la sociologue Rose-Marie Lagrave. Elles y disent des choses éclairantes à ce sujet, notamment que ce sont les acquisitions intellectuelles et culturelles qui font les «transfuges de classe».
Suis-je un transfuge de classe ? Ou un «transclasse», terme plus neutre inventé par la philosophe Chantal Jacquet ? Oui et non. Annie Ernaux parle de distance, même de déchirure d’avec sa lignée. Or, je vis dans le triplex de mes parents; ils ont le rez-de-chaussée, moi et ma sœur logeons aux étages. La proximité – même émotionnelle – est là, partout.
Dans le film L’événement, tiré du roman homonyme d’Ernaux, Anne, le double d’Annie, écoute une émission de radio avec ses parents. Ceux-ci rient, elle non. Et cette absence de rire montre la transfuge de classe. Son silence la dissocie de leur humour et dit: «Je ne suis pas comme eux.» Je ne suis pas cette Anne, même si je la comprends et même si mon rire s’est longtemps éloigné de l’unisson de mes parents, pendant mes formations artistiques. Mais quand j’écoute Zénith avec mes parents, j’aime qu’on chiale sur les mêmes prestations et qu’on s’extasie sur d’autres, au diapason.
Mes parents ont toujours tenu à ce que ma sœur et moi poursuivions nos rêves. Quand je leur ai parlé de mon désir d’écrire, puis de devenir comédien, ils ont ouvert la porte. Leurs investissements financiers pour nos études constituaient une courte échelle pour une ascension sociale ou une vie meilleure que la leur. Je me rappellerai toujours les mots de mon père, à mon arrivée au cégep: «J’ai pas eu beaucoup de choix dans ma vie. Je veux juste que Vicky pis toi, vous ayez le choix.»
Annie Ernaux a entamé son œuvre en voulant «venger sa race», elle qui dans le passé avait eu honte de son accent, de ses mots normands légués par ses parents, de leurs manières dites «vulgaires». Longtemps, elle s’est sentie coupée en deux, pathologisant son sentiment de ne pas avoir de place, y voyant une forme de schizophrénie, passant d’une Annie à l’autre.
«L’habitus clivé», expression de Pierre Bourdieu qui nomme le changement social, est son identité, reconnaît Ernaux. Les deux Annie coexistent. C’est une chance, même, de pouvoir naviguer entre deux mondes. J’ai, comme Annie, réconcilié le Simon passionné par le cinéma d’auteur – soporifique pour mes parents – et le Simon qui rit en regardant le Bye bye en famille.
Je suis le fier fils de Lyse et de Michel Boulerice. Et on a tous été ben impressionnés par Éléonore Lagacé à Zénith.
À PROPOS
Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.
Photo : Bruno Petrozza
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