Je viens de refermer le livre Rose-Aimée Bélanger à l’ombre des chuchoteuses, de Danielle Carrière-Paris, sur la vie et la carrière de Rose-Aimée Bélanger, cette sculptrice qui aura 100 ans cet été. Elle a commené à exposer sur le tard, à près de 60 ans.
Pourtant, dès l’enfance, les arts plastiques l’attiraient. À l’adolescence, elle rêvait de faire les Beaux-Arts et y avait d’ailleurs été acceptée, mais ses parents craignaient qu’elle soit exposée nuit et jour à la nudité de modèles vivants. Rose-Aimée a donc remisé ses fusains, a épousé Laurent Bélanger et élevé leurs huit enfants. Elle canalisait son amour des arts dans la décoration de leur logis et, pour amuser ses enfants, elle sculptait des personnages dans des barres de savon Ivory.
Quand sa marmaille a vieilli, elle a enfin suivi les cours d’art dont elle rêvait dans sa jeunesse. Elle a transformé sa buanderie en atelier et s’est attelée à la tâche, nourrie par les mots d’Auguste Rodin : «Quand un bon sculpteur modèle des corps humains, il ne représente pas seulement la musculature, mais aussi la vie qui les réchauffe.» La marque de commerce de Rose-Aimée: sculpter des personnages de femmes potelées, pleines de vie, à cheval entre fragilité et rondeur, et les encapsuler dans un moment de bonheur simple.
Et donc oui, à 59 ans, elle expose enfin, encouragée par son mari et ses enfants, qui souvent posaient pour elle. Près de 20 ans plus tard, en 2000, passant du grès au bronze, elle entre dans l’âge d’or de son parcours artistique. Rose-Aimée Bélanger incarne à perfection la late bloomer, une artiste à la floraison tardive.
Cette lente éclosion évoque pour moi l’écrivaine Marguerite Lescop, décédée au début de la pandémie à l’âge de 104 ans, qui avait publié son premier livre, Le tour de ma vie en 80 ans, dans sa huitième décennie! Et je pense aussi à un de mes écrivains phares, Michel Tournier. Son premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, est paru alors qu’il avait 42 ans. Il était mûr pour la publication, lui qui avait eu comme condisciple, au lycée, Roger Nimier, un garçon effrayant de précocité: «Il avait tout lu, tout compris, tout assimilé à 16 ans. Il a publié son premier livre à 28 ans et il est mort à 36 ans. C’est une espèce de trajectoire de météore. Franchement, je préfère le contraire. C’est plus sûr de se donner le temps.»
Se donner le temps. Ça me rappelle Claire Létourneau, ma précieuse voisine sur la rue Poupart de mon enfance. Dès que le gel était derrière nous, en mai, je l’aidais à planter des bulbes de fleurs sur son terrain. Elle m’expliquait que la floraison des tulipes se faisait très tôt, alors que les dahlias se donnaient le temps de pousser à la fin de l’été.
Il n’est jamais trop tard pour éclore. Il existe des gens qui fleurissent tardivement. Des artistes, oui, mais des humains tout court. Comme Maurice, le personnage aphasique que joue Anne-Marie Olivier dans sa bouleversante pièce éponyme, vue dernièrement au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Maurice Dancause était un redoutable économiste quand il a eu un AVC dans la trentaine. Son aphasie a déployé sa sensibilité. Avant, tout partait de la tête; maintenant, tout s’origine du cœur. Maurice se révèle sur le tard comme des hélénies d’automne.
J’ai toujours aimé également les tulipes et les dahlias. Si les premières mettent de la couleur tôt dans le printemps, les secondes prolongent la beauté jusqu’au crépuscule de l’été.
À PROPOS
Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.
Photo : Bruno Petrozza
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