Je me souviens des mots appris à la petite école. Mes neurones étaient frais comme un soir de mai, alors j’ai tout retenu: «60 secondes composent la minute; 60 minutes, l’heure; 24 heures façonnent la journée; 365 journées bâtissent l’année. Et le cycle se poursuit.»
J’égrenais le pointu de mes jointures pour départager les mois de 31 jours des mois plus courts. Je soulignais les années bissextiles offrant un jour supplémentaire. Je m’en faisais pour les gens nés un 29 février. En fait, non: je les jalousais. Ils vieillissent d’un an seulement tous les quatre ans. Alors ils auront une vie quatre fois plus longue que la mienne. Alors je les hais. Je veux avoir une vie éternelle pour ne jamais rien manquer.
À l’époque, je portais une montre à chiffres. Pas une montre du genre horloge; je n’ai jamais eu le temps de calculer le temps. Je n’avais ni la patience ni cette connaissance-là. La petite aiguille pointe quoi, déjà? Et la grande, cherche-t-elle à lui montrer le droit chemin? Ouvre-t-elle le chemin, en éclaireuse, pour s’assurer que la voie est libre ou cherche-t-elle à lui montrer la lenteur? À profiter du moment? À s’attarder pour observer le miracle de la vie, partout autour?
Un jour, je suis allé à la mer et me suis jeté à l’eau avec ma montre à chiffres. Elle n’était pas waterproof. C’est là que je l’ai su. Elle «glowait» in the dark, mais non, elle n’était pas à l’épreuve de l’eau. Je suis sorti des vagues avec des chiffres défectueux. Des barres avaient disparu. À présent, le deux et le trois se confondaient, comme le cinq et le six. Quand on me demandait l’heure, je prenais des chances. J’étais approximatif. Je lançais des idées. Ce que je lisais maintenant sur ma montre à chiffres, c’est que le temps est relatif.
Plus tard, j’ai été ému par un poème de Gilles Vigneault. Dans son recueil L’armoire des jours, il raconte qu’il aime aller aux marchés aux puces les mardis. Qu’il achète du temps passé, révolu, dans de beaux calendriers d’une autre époque: «J’aime les vieilles horloges qui sonnent tout de travers une ou deux fois dans l’année. C’est là que le temps se cache.»
C’est là que le temps se cache. Ma montre déréglée avait peut-être plus raison que les autres montres à l’épreuve de tout? Je suis rentré chez moi avec une montre marginale qui n’obéissait qu’à sa propre logique. Je comprenais mieux le sens des paroles d’une de mes profs qui disait que le temps était une question de perspective. Ma montre m’en montrait, des nouvelles perspectives.
La roue tourne, les aiguilles avancent, le sable s’écoule dans le sablier. Pour certains, ça se fait au compte-goutte. Peut-être pour l’enfant tapi dans l’ombre qui observe le monde sans pouvoir s’y mêler? Sans pouvoir rentrer dans cette joie hors d’atteinte? Celui qui se répète cet alexandrin parfait de Victor Hugo, sans même le connaître: «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?»
Pour d’autres, tout s’enclenche dans une fulgurance vertigineuse. Tout va si vite, tout s’accélère. Ai-je coché tous mes rêves? Ai-je suffisamment ajouté mon rire à celui de mes amis? Ai-je significativement participé à la grande chorale du monde? En chantant sur les temps? Ou sur mes temps à moi, sur ma petite mesure bien personnelle? Et mon grain de sable à moi? Aurais-je ruiné l’engrenage? Aurais-je été une plage pour quelqu’un? Aurais-je laissé un goût de sel sur certaines lèvres?
Ma montre non waterproof n’a jamais été réparée. Elle s’est éternellement emmêlé les pinceaux. Mais je ne m’en suis pas débarrassé pour autant; elle brillait dans le noir. J’appuyais sur une touche et je scintillais pendant deux petites secondes. Dans la nuit, j’étais une étoile chaque fois que je le voulais.
Je clignotais. Je signalais ma présence. Ici, il y a de la vie. Ici, un enfant veut briller.
C’est là que ma furtive flamboyance se cachait.
À PROPOS
Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.
Photo : Camille Tellier
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