«Vieillir, c’est apprendre à perdre» écrivait Delphine de Vigan dans son plus récent roman. Longtemps, ma famille a été intacte, mais naturellement, plus j’avance en âge, plus je perds des membres de mon clan. J’ai été plutôt épargné; si les parents de ma mère sont maintenant décédés, ceux de mon père demeurent pimpants de vie. J’ai cette chance, oui. Ils ont célébré leur 70e anniversaire de mariage en septembre dernier – des noces de platine, comme s’ils avaient vendu 100 000 exemplaires d’un album! Janine a eu ses 94 ans, et Marcel ses 95. Je me sens privilégié de les avoir tout près.
Mon amoureux n’a pas cette chance. En juillet dernier, il a perdu son père, Yves. Que sera Noël sans cette pièce maîtresse manquante, ce gigantesque morceau du puzzle? À quoi ressembleront les festivités sans le patriarche friand des Fêtes au point de louer les services d’un père Noël, du temps de l’enfance de mon chum? D’autres années, Yves était celui qui, pendant la messe de minuit, sortait en catimini pour se rendre à la maison où il façonnait des traces de pas sur le plancher du salon, entre le foyer et le sapin, avec la cendre recueillie sous les bûches. Il renforçait la féerie, éblouissait ses garçons convaincus que le père Noël était passé par là. Mais quand l’instigateur d’un rituel n’est plus, est-ce que le rituel peut perdurer?
Le temps des Fêtes est pour moi un formidable baromètre. Nos rythmes de vie souvent effrénés se suspendent, et on est alors plus à même d’évaluer ce qui a été perdu et ce qui a été gagné au cours de la dernière année. C’est l’heure des bilans et c’est un tremplin pour la nostalgie.
Le temps des Fêtes est pour moi un formidable baromètre. Nos rythmes de vie souvent effrénés se suspendent, et on est alors plus à même d’évaluer ce qui a été perdu et ce qui a été gagné au cours de la dernière année.
Dans le grand roman N’essuie jamais de larmes sans gants, Jonas Gardnell décrit un clan d’amis homosexuels dans les années 1980 à Stockholm, en pleine épidémie du sida. Entre 1982 et 1989, on assiste à une hécatombe dans cette chosen family – cette famille choisie. Des huit amis du départ, il en reste trois. Partout, des chaises vides et la mémoire à vif.
Sans Yves, il y aura une grande chaise vide à Noël, donc. Un fauteuil, même. Celui dans lequel je le voyais se blottir quand il nous recevait les dimanches. Yves qui subsiste dans les mémoires, toujours à notre esprit. C’était d’ailleurs la chanson qui a lancé ses funérailles: Always On My Mind, de son précieux Willie Nelson. C’est assez incroyable le pouvoir d’une chanson, capable de faire surgir nos spectres instantanément, avec une simple mesure.
Mais les fantômes confortablement assis dans les chaises vides, c’est pour nous. Pas pour ceux qui sont partis. Yves peut bien s’asseoir où il l’entend. C’est ce que je me suis dit en regardant l’excellente série Irma Vep, du cinéaste français Olivier Assayas. Dans un des derniers épisodes, il fait dire à son alter ego, le personnage du réalisateur, incarné par René Vidal: «Les fantômes n’ont pas grand-chose à voir avec les morts. Ils ont plutôt à voir avec ce qu’il y a de mort en nous. À voir avec le passé qui nous habite.»
Yves se soustrait de la tablée. Mais nous ne retirons pas une chaise pour autant.
À propos
Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.
Photo : Camille Tellier
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