Simon Boulerice : Les mémoires souveraines

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02 Fév 2022 par Simon Boulerice
Catégories : Culture / Oser être soi
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Les pâmoisons de Simon Boulerice, qui embrasse les libertés prises par sa mémoire.

Mon entourage congratule souvent ma mémoire phénoménale. Ce que j’ai vécu entre 5 et 17 ans resurgit toujours avec clarté. Je me targue de pouvoir tout décrire dans les moindres détails. Je prétends avoir ma jeunesse à fleur de peau: je gratte en surface et tout est là.

L’automne dernier est paru aux Éditions de la Bagnole un recueil de poèmes, Mémoire: ma maison, écrit par des personnes âgées. «D’anciens enfants», est-il mentionné sur la couverture. Le livre, illustré par Rogé – il a croqué les portraits des poètes septuagénaires et octogénaires – est d’une splendeur! J’ai beau avoir chapeauté le recueil depuis trois ans, je suis soufflé par le regard complexe et lucide que les poètes néophytes ont posé sur leurs prémices, eux qui ont eu à revisiter leur enfance et parfois à la débusquer lorsqu’elle était tapie en eux. 

Lors des ateliers d’écriture, à une dame qui prétendait avoir tout oublié de sa jeunesse, je me suis surpris à dire: «Les mensonges qui s’invitent dans les souvenirs sont toujours les bienvenus.» J’ignorais d’où me venait cette conviction, mais je rassurais la jeune poétesse de 80 ans en validant son imaginaire. 

Puis, l’été dernier, j’ai tout compris. Il faut, moi aussi, me croire «avec des pincettes». Séparer le bon grain de l’ivraie, faire le tri dans mes souvenirs vrais et ceux fabulés. (Ce que j’ignorais, alors: l’ivraie est une graminée dont la graine est légèrement toxique. Elle pousse dans les champs de céréales et doit être arrachée à la main pour ne pas gâter la récolte.)

L’été dernier, donc, je fais une rencontre Zoom avec Yvon Deschamps et Judi Richards pour une émission de télé. Avant l’enregistrement, je me cherche des liens avec eux pour nous tricoter une complicité. À Yvon, pour me glisser dans ses souvenirs, je dis que je vis à deux pas de sa maison natale; puis à Judy, pour la rameuter dans ma jeunesse, j’affirme qu’en 1989, à 7 ans, je l’ai vue performer au sein du groupe Toulouse à la Fête nationale de Saint-Rémi, ma ville natale. J’offre moult détails qui la touchent: «Je pensais que Toulouse était un peintre ou une ville et, ce jour-là, j’ai découvert un groupe éponyme.» Judy sourit, touchée. Mais au terme de ma réminiscence, elle me livre la vérité: «Le groupe Toulouse s’est dissous en 1986.» Elle me voit balbutier, ne comprenant plus mes souvenirs. J’y croyais dur comme fer: 1989, c’est pourtant l’année où j’ai remporté la finale du Concours de dessins Desjardins! J’avais été appelé sur scène pour y recevoir un ordimini! Deux hommes m’avaient soulevé à bout de bras pour me hisser sur le stage où trois ravissantes chanteuses me tendaient un prix. L’image est nette. Je revois tout. Aurais-je tout inventé? Judy répare mon embarras: «Nos souvenirs ont toujours raison. Si tu te souviens de ça, c’est que c’est ça.»

Judy a compris que j’ai tout confondu, que j’ai amalgamé des souvenirs, que mon esprit a pris des libertés, mais elle embrasse ces libertés. Ma mémoire est souveraine. Élégante, Judy lui accorde son soutien. Elle va jusqu’à falsifier sa biographie pour honorer mes 7 ans. «Après tout, peut-être que Toulouse s’était recréé pour un soir à Saint-Rémi?» Peut-être, oui. Peut-être que Toulouse est venu chanter des chansons dans ma mémoire d’enfant juste pour moi?

Cette mémoire est précisément solide, car elle tresse le bon grain avec l’ivraie. J’aime que les graminées fassent éternuer ma réalité, qu’elles la contaminent. Mes inventions ne nuisent pas à la récolte; elles en déploient l’abondance, car elles en sont l’engrais.

Me revient à l’esprit la percutante finale de Là où je me terre, grandiose roman de Caroline Dawson. L’écrivaine se souvient du choc de l’annonce de la mort de l’acteur jouant Fardoche dans Passe-Partout, elle qui n’était pourtant pas encore arrivée au Québec. Elle écrit joliment: «Je m’étais tellement approprié cette culture que je m’étais mentalement plantée ici avant même d’y avoir mis les pieds.»

Nous sommes aussi constitués d’invention, donc. Tout ne s’est peut-être pas nécessairement passé comme ça. Mais tout est vrai.

Judy a le dernier mot: «Nos souvenirs ont toujours raison.»

À propos

Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.



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