« Monsieur Boulerice, quel est votre livre préféré ? » Cette question, je l’entends dans presque chacune de mes conférences dans des écoles primaires. Chaque fois, je saisis la perche et je parle du premier livre québécois qui m’a donné envie de devenir un lecteur. Il s’agit de La vie au max, de Susanne Julien, un roman qui traite de la détresse économique et de la violence d’un père alcoolique, tout ça à travers les mots d’un ado brillant, mais fragile. Rétrospectivement, c’est ce livre paru en 1993 qui m’a ouvert la porte de l’empathie.
Quand j’écoute mes collègues écrivains et écrivaines de la génération qui me précède parler de leurs œuvres fondatrices, ils parlent surtout d’œuvres européennes: celles de la comtesse de Ségur, la série des Martine, les aventures de Jules Verne, les contes de Perrault ou d’Andersen, les fables de La Fontaine… Mais des œuvres québécoises ? Si peu.
Né en 1982, j’ai longtemps cru que j’avais grandi en simultané avec la littérature jeunesse québécoise. Mais en faisant une recherche dans la revue Lurelu, j’ai découvert que non. En fait, j’étais royalement dans le champ: notre littérature jeunesse est née il y a exactement 100 ans !
Tout a commencé avec la publication, en 1923, du livre Les aventures de Perrine et de Charlot, d’abord paru en feuilleton dans L’Oiseau bleu, une revue de l’époque. Cette histoire, la toute première à avoir été spécialement écrite pour un jeune public, est l’œuvre d’une bibliothécaire et historienne montréalaise: Marie-Claire Daveluy. Indissociable de son temps, l’œuvre veillait à renforcer les trois piliers de cohésion sociale d’alors: «la foi catholique, l’élan patriotique et la sauvegarde de la langue française», rappelle Ginette Landreville dans Lurelu.
Durant les décennies suivantes, la vigueur de cette littérature naissante a été compromise par son manque de fantaisie, par les attrayantes œuvres venues d’ailleurs et par la Seconde Guerre mondiale. Si, au début des années 1970, elle se portait fort mal, à la toute fin de cette même décennie, il y a eu un renouveau, notamment avec la création de la maison d’édition La courte échelle par Bertrand Gauthier. Une vague d’écrivains et d’écrivaines a dès lors déferlé sur le Québec: Ginette Anfousse, Christiane Duchesne, Marie-Louise Gay, Robert Soulières, Gilles Tibo…
Je suis né au milieu de cette effervescence, puis j’ai été porté par cette vague créatrice d’une littérature qui semblait écrite spécialement pour moi. En 1986, c’est le début du roman-miroir avec Le dernier des raisins, de Raymond Plante. Le narrateur est un ado auquel le lecteur peut s’identifier, qui vit des choses à la fois réalistes et contemporaines, dont l’humour émaille le récit. J’ai dévoré ce livre en me disant que ce timide François Gougeon pourrait bien être mon voisin, voire mon ami..
N’eut été des livres jeunesse, d’ailleurs, des amis, j’en aurais eu peu. Ils m’ont accompagné à travers mon enfance et mon adolescence. Les personnages peuplaient ma solitude. Des personnages dans lesquels je me reconnaissais, avec qui je sentais une proximité.
Bien sûr, on ne lit pas que pour se reconnaître; on lit aussi pour sortir de soi, pour découvrir d’autres mondes. «D’autres vies que la mienne», dit Emmanuel Carrère. Mais se reconnaître, quand on amorce notre carrière de lecteur, c’est aussi puissant que précieux. Ça nous convainc que, malgré la banalité de notre rue Poupart en Montérégie, notre vie est valide et digne d’être romanesque.
J’ai grandi avec une littérature locale et des héros près de moi, façonnés par des Michèle Marineau, des Anique Poitras, des Dominique Demers, des Susanne Julien… Et aujourd’hui, j’appartiens modestement à ce monde et j’alimente la vague. Cette littérature de chez nous, fraîchement centenaire, a une folle vitalité. Elle est plus vaste et généreuse que jamais. Peut-on lui souhaiter de garnir les bibliothèques scolaires du Québec, parfois indigentes, afin que toutes les futures générations puissent se reconnaître d’abord, avant de se projeter ?
À PROPOS
Simon Boulerice est romancier, dramaturge, poète, scénariste, chroniqueur, comédien et metteur en scène. Il est également co-porte-parole d’Interligne (auparavant Gai Écoute) et de la Fondation Maison Théâtre.
Photo : Bruno Petrozza
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