Lorsque Maude est tombée enceinte pour la première fois, à 27 ans, elle a conclu un accord avec son conjoint: ils se partageraient les tâches à 50 %. Aujourd’hui, cette mère de deux garçons de 10 ans et 6 ans qualifie les matins de semaine de «chorégraphie rodée au quart de tour». Pendant que leur père fait déjeuner les enfants et prépare leur lunch, elle prend sa douche, puis supervise l’habillage et le brossage de dents, avant de les reconduire à l’école. Cela dit, c’est invariablement elle qui pense à prendre les rendez-vous chez le pédiatre ou à inscrire les gamins au camp de vacances six mois à l’avance. «Ces informations sont inscrites dans mon agenda mental», déclare cette directrice éditoriale, qui a certainement bien d’autres choses auxquelles penser.
Même si les pères québécois s’impliquent plus que jamais dans les soins apportés aux enfants, la responsabilité de gérer la maisonnée incombe encore davantage aux femmes. Un rapport publié en 2018 par le Conseil du statut de la femme indique que les mères d’enfants de moins de quatre ans consacrent en moyenne 5 h 20 par jour aux activités domestiques, soit 1 h 24 de plus que leur conjoint. Ce sont plus souvent elles qui restent à la maison lorsqu’un marmot tombe malade: selon Statistique Canada, les femmes s’absentent du travail deux fois plus que les hommes pour des raisons familiales. Et c’est sans compter tout ce travail de coordination pour s’assurer que les rendez-vous sont pris, les vacances planifiées, les vêtements et les effets scolaires achetés.
«Cette incessante liste de choses à faire, c’est la fameuse charge mentale, signale Francine Descarries, directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Il s’agit d’un travail invisible de gestion de l’univers familial qui occupe l’esprit des mères en permanence.»
Germaine malgré elle
Julie fait partie de celles dont la relation de couple a été chamboulée par l’arrivée d’un enfant. «Forcément, avoir un bébé implique davantage de planification et, inconsciemment, on s’attend à ce que ce soit la mère qui installe la routine», note cette graphiste de 40 ans au tempérament bohème. Même si son chum s’investit beaucoup dans l’éducation de leur fils de sept ans, c’est elle qui assume le rôle de «première répondante», comme elle dit. C’est elle aussi qui orchestre la vie familiale – ce dont elle se passerait bien, tout comme de devoir demander trois ou quatre fois à son chum d’accomplir certaines tâches. «Parfois, je n’ai pas le choix de jouer à la “Germaine”. C’est pourtant à l’opposé de ma nature», assure-t-elle.
Marilyse Hamelin, auteure de l’essai Maternité: la face cachée du sexisme, constate que les femmes sont encore considérées comme le parent principal, en plus de subir la pression sociale qui les incite à être des mères parfaites. «Et lorsqu’elles répondent à cette injonction, elles se font reprocher d’être contrôlantes, déplore la journaliste. C’est facile pour les hommes de dire à leur blonde de lâcher prise: ce ne sont pas eux qui subissent les jugements parce que la maison est en désordre.»
Pour bien des hommes, le concept de charge mentale est d’autant plus difficile à saisir qu’il est intangible. C’est la bande dessinée Fallait demander,signée Emma, qui a permis au chum de Maude de comprendre que le rôle de chargée de projets attitrée de la famille n’était pas de tout repos. «Le lendemain matin, en le prévenant que j’allais rentrer tard du travail, il me demande: “Qu’est-ce qu’il y a pour souper?” Il s’est aussitôt empressé d’ajouter qu’il allait se débrouiller!», raconte-t-elle en riant.
Le travail émotionnel
Depuis qu’elle a vulgarisé le concept de charge mentale, la bédéiste Emma reçoit de nombreux messages de mères au bord de la crise de nerf – et même de quelques pères québécois qui ont vécu la même prise de conscience que le chum de Maude. «Quand je fais des dédicaces, il n’est pas rare qu’une lectrice fonde en larmes», raconte cette mère d’un garçon de sept ans, qui s’est déjà sentie elle aussi au bout du rouleau. L’automne dernier, elle lançait l’album La charge émotionnelle et autres trucs invisibles, s’attaquant cette fois à la propension qu’ont les femmes à se sentir responsable du bien-être de leur entourage.
On doit le concept de charge émotionnelle à Arlie Russell Hochschild, qui publiait en 1983 l’essai The Managed Heart (dont la version française, Le prix des sentiments, est parue en 2017). Cette sociologue américaine s’est intéressée au fait que les secteurs des services et des soins sont en grande partie investis par des femmes et que ces métiers exigent qu’elles fassent fi de leurs émotions pour se concentrer sur les besoins des autres. Une attitude que nous sommes nombreuses à reproduire dans notre vie personnelle.
«Ce sont des comportements que j’ai moi-même et que j’observe autour de moi, confie la bédéiste Emma. Par exemple, ne pas laisser transparaître ses émotions devant son conjoint et ses enfants, ou encore ne rien dire quand les autres se trompent ou se comportent de manière déplacée.»
Selon Marilyse Hamelin, la charge émotionnelle consiste aussi à assurer la cohésion dans la famille en organisant les fêtes, en prenant des nouvelles de la parenté ou en visitant la grand-mère au CHSLD. «Bien souvent, ce sont les femmes qui entretiennent le lien avec la famille de leur conjoint», dit-elle. C’est le cas de Maude, qui appelle régulièrement sa belle-mère. «Mes beaux-parents nous aident tellement!» assure-t-elle. Maude se souvient toutefois de s’être sentie visée par une remarque de sa belle-mère, qui aurait aimé que ses petits-enfants lui bricolent une carte pour son anniversaire. «Ça m’a vraiment blessée, admet-elle. J’en ai déjà tellement sur les épaules! Mon chum, lui, n’a pas saisi le reproche, alors que ça le concernait autant que moi!»
Pour en finir avec l’instinct maternel
Notre inconscient collectif véhicule une certaine image de la mère qui contribue à la charge mentale et émotionnelle que portent les femmes, croit Francine Descarries.«C’est ce que j’appelle l’éthique de la sollicitude. On apprend aux femmes à bien paraître, à être plaisantes et à s’occuper des autres. Dans une certaine mesure, elles s’investissement trop, alors que les hommes, eux, n’ont pas été éduqués à s’investir de la sorte», affirme la spécialiste.
Et, comme le fait remarquer Julie, «c’est épuisant d’être à la fois responsable du bon fonctionnement de la maisonnée et du bon moral des troupes». Pas surprenant que davantage de femmes souffrent de dépression et que nombre d’entre elles choisissent de travailler à temps partiel ou d’occuper un poste avec moins de responsabilités, parce que le poids de la parentalité repose en grande partie sur leurs épaules. Ce qui, bien entendu, ne fait que maintenir les inégalités entre les sexes.
Marilyse Hamelin tient pour responsable cette croyance populaire selon laquelle les femmes naissent avec un mode d’emploi intégré. «Bien des pères se sentent incompétents d’emblée et sont convaincus que leur blonde est dotée du fameux instinct maternel. Les mères n’ont pourtant pas la science infuse! Mais évidemment qu’après un congé d’un an passé seule avec leur bébé, elles prennent une longueur d’avance difficile à rattraper», soutient la journaliste, qui croit fermement qu’on devrait diviser le congé parental en parts égales.
C’est le modèle qu’Evelyne et son conjoint ont adopté. Celle qui occupe un poste de gestionnaire dans l’industrie du divertissement rigole en disant qu’elle sent néanmoins sa charge mentale à chaque moment de la journée. N’empêche qu’elle n’y arriverait pas si le père de son fils de trois ans ne gérait pas entièrement certains dossiers. Par exemple, c’est lui qui coordonne les rendez-vous chez le dentiste, alors qu’elle gère les rencontres avec le pédiatre. «C’est une chose de déléguer des responsabilités à son chum, mais il faut éviter de passer ensuite derrière lui en lui reprochant de ne pas accomplir certaines tâches comme on l’aurait fait», prévient-elle.
Bien des femmes ressentent une grande valorisation à être le «parent principal», mais elles auraient tout avantage à céder du terrain à leur conjoint, soutient Francine Descarries. Quant aux hommes, ils doivent cesser d’attendre qu’on les sollicite et prendre davantage d’initiatives. «L’univers familial leur appartient tout autant. Pour que les mères délaissent la charge mentale, il faut aussi que les pères en assument leur juste part.» Peut-être que la bédé d’Emma aidera certains à y parvenir…
Et le sexe, dans tout ça?
Vous arrive-t-il de faire passer le plaisir de votre partenaire avant vos propres désirs ou de simuler l’orgasme pour éviter de le froisser? Si tel est le cas, vous n’êtes pas seule, car la charge mentale et émotionnelle s’invite dans bien des chambres à coucher.
«On est conditionnées à trouver notre satisfaction dans le bonheur des autres, même lorsqu’on est féministe», rappelle Francine Descarries, directrice scientifique du RéQEF. Et à force de penser constamment à ceux qui les entourent, certaines femmes en viennent à ne plus savoir ce dont elles ont vraiment envie, constate la sexologue Sylvie Lavallée. «Souvent, elles simulent l’orgasme pour acheter la paix», dit-elle. À celles qui n’arrivent pas à s’abandonner parce qu’elles ont la tête remplie de préoccupations, la spécialiste recommande la méditation de pleine conscience. Une excellente façon de déjouer la fameuse charge mentale!