On fait le point sur le sujet avec la psychologue et conférencière Rose-Marie Charest.
La culpabilité, c’est quoi?
Se sentir coupable, c’est craindre d’avoir causé du tort à quelqu’un ou se reprocher de ne pas correspondre à l’idée qu’on se fait de nous-même. On peut par exemple regretter d’avoir posé un geste nuisible à l’environnement, se sentir mal à l’aise de ne pas réaliser un travail à temps, s’en vouloir de ne pas voir notre mère plus souvent ou se reprocher de ne pas aller régulièrement au gym. Cette observation est suivie d’un regret, qui mène ou non à un changement. Parfois, trop souvent, ce sentiment est disproportionné par rapport à la soi-disant «faute» et c’est là où le bât blesse. On voit fréquemment des gens souffrir d’un sentiment de culpabilité excessif.
Il ne faut pas non plus confondre la culpabilité, qui est le jugement qu’on porte sur nous-même, indépendamment de ce que les autres savent de nous, avec la peur du jugement d’autrui, qui nous fait redouter ce que l’autre va penser, en craignant de lui avoir déplu. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête de l’autre. Mieux vaut toujours revenir à nous-même et se demander: «Moi, qu’est-ce que j’en pense?»
Comment reconnaît-on le sentiment de culpabilité? Quelles en sont les manifestations?
C’est quand on se met à ruminer, à reproduire dans notre tête des situations vécues en changeant ce qu’on a dit ou ce qu’on a fait, à en exagérer les effets négatifs. Autres signes auxquels prêter attention: lorsqu’on perd confiance en notre propre jugement, qu’on a honte de se dévoiler, qu’on s’isole, qu’on ressent une forte anxiété en repensant à ce qu’on a dit ou fait. Ce sont des sources de souffrance importantes. Il faut donc apprendre à mettre en perspective ce qui constitue l’objet de notre culpabilité. Un bon moyen d’y parvenir est d’apprendre à se traiter nous–même comme on traiterait une amie, avec la même indulgence et en se prodiguant les mêmes conseils. Il faut aussi mesurer les impacts réels des gestes posés ou des propos énoncés et se demander si, dans l’ensemble d’une relation ou d’une vie, ceux-ci sont si importants.
Qu’est-ce qui fait qu’on puisse se sentir coupable même quand on n’a rien à se reprocher?
On devrait alors se poser plusieurs questions. Est-ce que nos critères sont trop sévères envers nous-mêmes et envers les autres? Nous arrive-t-il souvent d’ébaucher des plans irréalistes pour ensuite s’en vouloir de ne pas les avoir concrétisés? A-t-on tendance à considérer que si on n’atteint pas la perfection, on est automatiquement en échec? Connaître un échec, ce n’est pas «être» un échec, mais la culpabilité pourrait bien donner cette impression.
Comment arriver à moins culpabiliser?
On peut apprendre à laisser de côté la culpabilité «malsaine», celle qu’on éprouve quand on endosse des responsabilités qui ne sont pas de notre ressort. Je crois que le meilleur remède à la culpabilité réside dans la réponse à la question suivante: «Est-ce que j’ai pris mes responsabilités?»
Par exemple, on va reconduire notre enfant à la garderie et il pleure. La question à se poser est: «L’ai-je laissé en bonnes mains?» Si la réponse est oui, on a pris nos responsabilités. Autre exemple: on fait une remarque à une employée. Était-ce une remarque constructive, même si elle n’était pas très agréable à entendre? Autre cas de figure: on a l’impression de ne pas être assez présente auprès de notre mère. Est-ce qu’on a tout de même gardé contact avec elle à notre manière? Si notre mère a des amies, pourrait-elle s’efforcer de sortir plus souvent avec elles? Le fait que l’autre personne ait mal ne signifie pas qu’on est coupable de la situation. Il y a des passages obligés et on n’a pas le pouvoir d’éviter toute douleur aux autres, qu’il s’agisse de nos enfants, de nos parents, de nos collègues ou de nos amis.
Réduire notre sentiment de culpabilité passe aussi par le développement d’une bonne capacité à s’autoévaluer. Quelles sont nos exigences? Sont-elles trop élevées? Est-ce qu’on connaît et reconnaît nos limites ou se bat-on constamment contre elles? Il y a une différence entre vouloir s’améliorer et nier ce qui nous caractérise.
Par exemple, on pourrait vouloir améliorer notre condition physique, mais être incapable de s’astreindre à aller au gym trois fois semaine. Est-ce qu’un autre moyen serait plus approprié pour nous? Sommes-nous capable de nous voir globalement ou avons-nous plutôt tendance à s’évaluer au cas par cas et à en tirer des conclusions trop générales (on a mangé trop de dessert, donc on est lâche; on n’a rien fait en fin de semaine, donc on est paresseuse, etc.)? On devrait plutôt analyser notre comportement en se demandant: «Quelles ont été les causes et les conséquences réelles de mon comportement? Comment puis-je réparer le tort, s’il y a lieu?»
Et de grâce, quand il nous arrive un grand bonheur, ne culpabilisons pas! Cessons de nous dire: «Est-ce que je l’ai mérité? Pourquoi d’autres n’ont-ils pas cette chance?» On a tous le droit d’être heureux et la vie ne fonctionne pas en fonction du mérite, ni dans le malheur ni dans le bonheur. Plus on apprécie notre bonheur, plus on est susceptible d’en faire bénéficier les gens autour. Ne craignons surtout pas que les autres nous en veuillent. Certaines personnes s’excusent d’être heureuses, de peur que d’autres les envient. Or, ça n’empêche pas les gens d’être envieux, au contraire! Affichons notre reconnaissance et notre amour de la vie. Ça fait du bien!
S’il existe une culpabilité «malsaine», ça veut dire que, parfois, la culpabilité s’avère utile?
Oui. La culpabilité, c’est aussi avoir la capacité de reconnaître qu’on a fait du mal à l’autre et le regretter. Il importe de tenir compte de l’impact de nos gestes sur les autres. La culpabilité est utile si elle nous entraîne vers un changement positif. On n’était pas dans notre assiette et on a fait faux bond à une amie? On est revenue fatiguée du boulot et on s’est montrée impatiente envers les enfants? On procède alors à une brève analyse de ce qui s’est passé, on présente nos excuses, on adopte un comportement différent et on passe à autre chose.
Il faut aussi regarder l’image qu’on se fait de la personne qu’on souhaite être. Correspond-elle à notre personnalité, à nos valeurs, à notre réalité… ou à celle qui nous est présentée comme un modèle idéal? Chaque personne devrait dessiner son propre idéal. Et l’idéal, par définition, est ce vers quoi on tend. Il n’est pas atteint chaque jour, sinon ça devient la norme. Alors on fait preuve de bienveillance envers nous-même.
La culpabilité est nécessaire dans le développement de la personne. L’enfant apprend qu’il y a des choses acceptables et d’autres qui ne le sont pas, que certains comportements font du tort aux autres, et il développe ainsi sa sociabilité. Il intègre les interdits et en vient à se comporter de manière acceptable sans devoir être surveillé constamment. Il y a toutefois une énorme différence entre se sentir coupable d’un comportement qu’on décide de ne pas reproduire et sentir qu’on est carrément une «mauvaise personne». C’est cette exagération qui, tant chez l’enfant que chez l’adulte, a des conséquences négatives.
Dans sa forme positive, la culpabilité devient une sorte d’autocritique, un exercice utile pour se développer en relation avec nos propres valeurs et objectifs. Cependant, la culpabilité prend souvent la forme de critique sévère, davantage destructrice que constructive. Elle s’accompagne dans certains cas d’un sentiment de honte.
Quelles sont les conséquences de la culpabilité?
La première conséquence, c’est le malaise immédiatement ressenti, qui peut être soulagé par des excuses sincères envers la personne qu’on a blessée. Et si on s’est fait du mal, s’en faire davantage ne réparera rien. Traitons-nous en douceur.
Si le sentiment de culpabilité est exagéré, qu’il persiste et qu’il est envahissant, ses effets seront très néfastes. D’abord, il affecte la vraie confiance en soi, celle qui repose sur ce qu’on est fondamentalement, sur notre capacité d’être une bonne personne. Lorsque cette confiance est ébranlée, c’est l’ensemble de nos choix et de nos actions qui sont affectés par l’hésitation. Une telle culpabilité peut nous amener à nous fier davantage au jugement des autres qu’au nôtre, et ce, même à propos de ce qui nous concerne personnellement. C’est sans doute l’effet le plus grave, car la meilleure spécialiste à notre propre sujet, c’est nous-même.
La culpabilité est à la fois un symptôme et une cause de dépression. Elle peut être intense au point d’affecter la personne dans son énergie physique et psychologique, dans sa capacité de ressentir de la joie de vivre, de poursuivre ses activités. Mais l’humeur dépressive, quelle qu’en soit la cause ou l’intensité, entraîne souvent un sentiment de honte, voire de haine envers soi-même. Dans tous les cas, la culpabilité envahissante doit être prise au sérieux comme un réel problème.
On dirait que les femmes éprouvent plus de culpabilité que les hommes. Est-ce le cas?
La maternité est une grande source de culpabilité chez les femmes, et pas seulement chez celles qui mènent aussi de front une carrière exigeante. Les femmes ont tendance à croire qu’elles ont le pouvoir d’éviter tout manque et toute douleur à leurs enfants. Or, avoir le pouvoir de donner la vie ne signifie pas avoir le pouvoir de la rendre parfaite. Le don de soi associé à la maternité a ses limites: se donner est essentiel, mais faut-il pour autant tout donner? Le modèle d’une mère heureuse est aussi un cadeau qu’on fait à l’enfant. On devrait s’en souvenir quand on a un souper entre amies plutôt que de se sentir coupable de faire garder les enfants.
Les modèles idéalisés auxquels les femmes veulent correspondre sont nombreux et parfois difficiles à concilier: la mère parfaite, l’amante séductrice, la conjointe magnifique, la travailleuse acharnée… Ça fait beaucoup. On dirait que plus on a gagné en liberté, plus on s’est imposé d’obligations. Et manquer à l’une d’elles est souvent vécu avec culpabilité. Il faut alors se rappeler que c’est sur l’ensemble d’une vie qu’on se réalise pleinement.