Ça arrive si couramment que c’en est presque banal. Une personne (plus souvent qu’autrement de sexe féminin) reçoit un commentaire non sollicité sur son enveloppe corporelle, par exemple: «Tu devrais essayer de perdre/prendre un peu de poids!» Quasiment tout le monde a déjà eu droit à ce type de remarques associées au body shaming – lequel consiste à déprécier quelqu’un sur la base de son apparence physique. Pour la simple et bonne raison que, peu importe où on se situe sur le large spectre de la diversité corporelle, on sera toujours la mince par rapport à quelqu’un ou la grosse vis-à-vis de quelqu’un d’autre.
Le gros mot
Certains sourcilleront sans doute à la vue du mot «grosse», la rectitude politique nous ayant habitués à des termes plus cliniques, comme «obèses» ou «en surpoids», ou plus diplomates, par exemple «voluptueuses» ou «bien en chair». Depuis quelque temps, des voix militantes nous somment toutefois de nommer les choses telles qu’elles sont et souhaitent réhabiliter ce terme: «gros».
Pourquoi? «Parce que le mot “gros” n’est jamais péjoratif, sauf quand on parle d’une personne. Ça ne devrait pas être une insulte, car il n’y a rien de mal à avoir un gros corps. Je suis juste une personne qui prend plus de place, c’est tout», affirme la blogueuse Gabrielle Lisa Collard, qui développe actuellement – avec la photographe Julie Artacho – une série documentaire sur la grossophobie (notons que ce terme vient de faire son entrée dans Le Petit Robert).
Grossophobie, dites-vous? Il s’agit d’une forme de discrimination axée sur le poids et la taille, systémique au même titre que le sexisme, l’âgisme ou le racisme. Une sous-catégorie du «taillisme» (on dit sizeism, en anglais). C’est la peur des gros ET de devenir gros. «Cette attitude nourrit les préjugés et les stéréotypes à l’endroit des personnes grosses, à savoir qu’elles sont paresseuses, qu’elles manquent de volonté et qu’elles ont forcément une mauvaise hygiène de vie», résume la nutritionniste Julia Lévy-Ndejuru.
À lire aussi: 20 pionnières de la diversité
Grossophobie ordinaire et violente
Documentée et mesurable, la grossophobie, qui est entrée dans Le Petit Robert l’an dernier (elle y est définie comme une «attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids»), a des répercussions directes sur la qualité de vie des personnes discriminées.
Ça part d’incidents en apparence anodins: «Quand tu es gros, dit Gabrielle Lisa Collard, les gens portent davantage attention à ce que tu manges. Ils passent des commentaires agressifs si tu manges un burger et te félicitent si tu manges de la salade. Même chose pour le sport. Dans les salles de gym, les gros se font scruter. On a aussi de la difficulté à trouver des vêtements qui nous font, car les fabricants ne veulent pas être associées à de gros corps.»
Banquettes de restaurant, sièges d’avion ou de cinéma: rien n’est adapté ni pensé pour eux. «La grossophobie se fonde sur le mythe que le corps est malléable et que les gros n’ont qu’à maigrir pour pouvoir jouir des mêmes commodités que les autres, explique Stéphanie Léonard, psychologue spécialisée en image corporelle. Mais il est faux de croire que tout le monde n’a qu’à faire des efforts pour être mince!»
À l’échelle sociétale, l’impact de la grossophobie prend trop souvent des proportions démesurées. Il a ainsi été démontré que les gens gros souffrent de discrimination à l’embauche, en plus d’avoir davantage de difficulté à obtenir une promotion ou une augmentation. Une étude internationale publiée en 2014 concluait en outre que lorsqu’ils décrochent un premier emploi, ils sont payés 18 % de moins que la moyenne.
Plus triste encore: lorsqu’elle investit le milieu médical, la grossophobie peut littéralement emporter des vies, comme l’a illustré le décès de la Canadienne Ellen Maud Bennett l’an dernier. Les problèmes de santé pour lesquels elle consultait étant attribués à son poids depuis plusieurs années, il ne lui restait plus que quelques jours à vivre lorsqu’elle a enfin reçu son diagnostic de cancer.
À sa demande, la notice nécrologique publiée à son décès dénonçait le traitement qu’elle a subi: «Ellen voulait partager un ultime message concernant la grossophobie qu’elle a subie de la part des professionnels de la santé. Ces dernières années, alors qu’elle souffrait, Ellen a cherché à obtenir des soins médicaux et personne ne lui a offert d’autre soutien que de lui recommander de maigrir. Sa dernière volonté est que les femmes de forte taille donnent un sens à sa mort en se battant pour leur santé et en refusant d’accepter que leur poids soit le seul aspect auquel les médecins s’attardent.»
À lire: J3L : la lingerie qui prône la diversité corporelle
Et que penser du skinny shaming?
Pour sa part, le skinny shaming consiste à exprimer des commentaires désobligeants sur le corps de personnes considérées comme maigres («Mange une poutine, autrement tu vas t’envoler au vent!»).
À l’instar de la grossophobie, il s’agit d’une forme de body shaming: «Les gens se permettent de commenter le corps d’autrui sous prétexte qu’il ne correspond pas à une certaine norme», résume la nutritionniste Julia Lévy-Ndejuru. «Ces remarques peuvent être extrêmement dommageables et néfastes. Ça peut affecter l’image corporelle, influencer les pratiques alimentaires et même contribuer à créer ou à renforcer des troubles d’alimentation.»
On pourrait croire que la grossophobie et le skinny shaming constituent des formes semblables de discrimination, puisqu’elles sont toutes deux fondées sur l’apparence physique et la taille. Or, bien qu’elles soient également problématiques et non souhaitables, on aurait tort de croire qu’elles s’équivalent. «La réalité, c’est qu’être mince n’empêche personne d’obtenir un emploi ni de recevoir un salaire juste et des soins de santé adéquats. Bref, être mince n’empêche nullement de fonctionner, tranche Gabrielle Lisa Collard. Le skinny shaming n’est pas une oppression systémique et ne s’accompagne pas d’autant de préjugés défavorables. À l’inverse, on tient généralement pour acquis qu’être gros, c’est la conséquence de choix malsains.»
Le fameux argument de la santé, il a le dos large, celui-là! «J’ai beaucoup répété dans le passé que je me suis toujours bien alimentée, que je fais du sport et que je n’ai même jamais bu un Coke de ma vie, poursuit Gabrielle. En somme, qu’on peut être gros et en santé. Je me rends maintenant compte que ce discours laissait entendre que certains gros sont plus acceptables que d’autres. C’est ma propre grossophobie intégrée qui s’exprimait. Aujourd’hui, je tente de changer ma façon de présenter les choses car, s’il est pertinent de démontrer que les préjugés ne reflètent pas la réalité, mon but n’est pas pour autant de me distancier des gros qui mangent différemment de moi. Que tu manges bien ou non, tu devrais avoir droit au respect, point final. Au même titre que les fumeurs, les buveurs modérés ou encore les personnes sédentaires.»
Mon corps, c’est mon corps!
Nous sommes le produit de notre société, de notre époque. Conditionnés et façonnés à grand coups de panneaux publicitaires affichant des corps filiformes et de discours dénonçant l’actuelle «épidémie d’obésité», entre autres choses.
«Épidémie?! Mais serions-nous contagieux?» ironise Gabrielle.
«On doit cesser de parler d’épidémie d’obésité, car c’est un discours stigmatisant et alarmiste, déplore Julia Lévy-Ndejuru. Il existe une multitude de facteurs qui influent sur le poids: la génétique, l’environnement, la condition médicale… Oui, nous sommes collectivement plus gros et plus lourds qu’avant, c’est vrai. Cela dit, nous sommes aussi plus grands et personne n’en fait de cas! Je pense que si on faisait la guerre au body shaming plutôt qu’à l’obésité, on s’en porterait tous beaucoup mieux.»
Dans la foulée, il serait temps de prendre conscience de notre grossophobie collective et de modifier nos comportements. «Évitons d’emblée de faire des commentaires liés au poids, lance la psychologue Stéphanie Léonard. Il n’y pas de mal à complimenter quelqu’un sur son apparence, sans pour autant mettre l’accent sur son poids. Éduquons nos enfants au phénomène de la diversité corporelle afin de contrebalancer tout ce à quoi ils sont exposés. Notre rôle est de nous intéresser à ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux, par exemple, et d’en discuter avec eux. Optons pour un discours positif et, surtout, mettons-le en pratique. Quand on se restreint soi-même et qu’on dénigre notre propre apparence, c’est ce que notre enfant intègre… encore plus que tout ce qu’on peut lui dire! On doit lui enseigner qu’être plus gros n’est ni une maladie ni un problème à régler.»
Il est temps aussi d’en finir avec la guerre aux «mauvais» aliments: «Si on dit: “Ne mange pas ça, c’est chimique, c’est plein de sucre, c’est pas bon pour toi!”, on fait fausse route, parce que le jeune enfant n’est pas cognitivement assez avancé pour assimiler ces informations. Visons la complicité plutôt que la réprimande!» D’autant plus que, selon diverses études, les diètes restrictives sont généralement vouées à l’échec, en plus de faire grossir à long terme. Voilà qui est pour le moins contreproductif!
«Quand on a lancé notre projet de série documentaire, raconte Gabrielle, on a sondé 300 gros. On a constaté que, dans une grande proportion, ils avaient été soumis à des régimes dès l’enfance, parfois à l’âge de quatre ans à peine. Je ne peux pas croire qu’on juge légitime de critiquer ainsi le corps d’enfants!»
À lire: 20 pionnières qui pronnent la diversité
Top modèles
En cette époque où la minceur est encensée constamment et partout, les gens gros sont en recherche constante de modèles et ont besoin de voir leur silhouette reconnue et validée. Malheureusement, tant à la télé qu’au cinéma, les personnages gros se définissent presque toujours par leur poids ou leur quête de perdre du poids.
L’été dernier, la télésérie Insatiable, présentée sur Netflix, a fait couler beaucoup d’encre à cause de son propos grossophobe. Le synopsis? Une adolescente devenue soudainement mince, belle et populaire, décide de se venger de ceux qui l’ont malmenée alors qu’elle était grosse.
«C’est problématique d’associer le fait d’être gros au malheur et aux échecs, et celui d’être mince au contrôle et au succès, souligne Stéphanie Léonard. En 2018, ce n’était pas très admirable de produire une télésérie qui perpétue délibérément ce discours dommageable et qui s’adresse aux jeunes, de surcroît! On gagnerait plutôt à présenter une multiplicité d’individus sans que leur enveloppe corporelle soit systématiquement au cœur de la quête des personnages atypiques.» D’autant plus que, selon Gabrielle Lisa Collard, la représentation a une incidence importante: «C’est pourquoi je présente à mes abonnés d’autres grosses à suivre sur Instagram. À force d’en voir, j’en suis venue à les trouver objectivement belles, et je me dis que j’aide les autres à en faire autant.»
À tous ceux qui continuent d’affirmer que normaliser la diversité corporelle revient à faire la promotion de l’obésité et des mauvaises habitudes de vie, nous répondons par la bouche de la chroniqueuse Manal Drissi qui, sur Facebook, a déclaré à ses détracteurs: «Personne ne fait la promotion de l’obésité. MAIS ABSOLUMENT TOUT fait la promotion de la minceur… en stigmatisant les personnes grosses. On peut-tu s’aimer? Ou faut-il aussi qu’on maigrisse pour y avoir droit?»
À consulter pour s’éduquer
- Le blogue Dix octobre, de Gabrielle Lisa Collard. dixoctobre.com
- Le blogue Nutrition positive, de Julia Lévy-Ndejuru. nutritionpositive.ca
- Les balados Food Psych, animés (en anglais) par la nutritionniste newyorkaise Christy Harrison. christyharrison.com/foodpsych
- L’ouvrage On ne naît pas grosse, de la Française Gabrielle Deydier. Éditions Goutte d’or
- Le manifeste «Gros» n’est pas un gros mot, de Daria Marx et Eva Perez-Bello, les deux filles derrière le collectif français Gras politique. graspolitique.wordpress.com
Photo: Getty