Les mouvements sociaux prennent souvent racine dans la parole des artistes. Pensons au Refus global, manifeste artistique qui a annoncé la Révolution tranquille. Ou même au Pacte pour la transition, que des créateurs tous azimuts ont porté à bout de bras l’automne dernier!
Dans une démarche semblable, en 2017, ce sont des artistes qui ont propulsé le mouvement #MeToo à l’échelle planétaire. On s’en souvient: après les premières accusations portées contre Harvey Weinstein (par Angelina Jolie, Rose McGowan, Rosanna Arquette, Ashley Judd, Cate Blanchett et tant d’autres), l’actrice américaine Alyssa Milano avait invité les femmes ayant été agressées sexuellement à le dénoncer sur les médias sociaux en utilisant le mot-clic #MeToo, relançant du même souffle un mouvement créé 10 ans plus tôt par l’intervenante sociale new-yorkaise Tarana Burke. En moins de 24 heures, le mot-clic avait généré pas moins de 55 000 tweets. Et ce n’était que le début.
Depuis, on a répété encore et encore qu’il y aurait désormais un monde avant et un autre après #MeToo, tant les rapports de pouvoir et ceux entre les hommes et les femmes semblaient voués à une transformation irrémédiable.
C’est d’ailleurs ce que relève la comédienne Anne-Élisabeth Bossé quand on lui demande quelle a été sa réaction initiale à l’onde #MeToo: «Les premières dénonciations ont été très médiatisées parce qu’elles venaient de personnalités populaires. Mais moi, ce n’est pas tant comme actrice que comme femme que je les ai reçues. Parce que ce genre de comportement existe dans tous les milieux. Après #MeToo, tout le monde a dû questionner son rapport aux autres. Ça nous a tous rendus plus alertes… qu’on soit dentiste ou acteur!»
Sentir les choses venir
S’il est vrai que quasiment tout le monde s’est mis à réfléchir à ses propres comportements, comment expliquer que c’est dans le domaine artistique que le signal d’alarme a d’abord été lancé? Est-ce dû à la sensibilité exacerbée des artistes? À leur aptitude à percevoir les non-dits, les ressentis et ce qui se trame dans l’air du temps? Chose certaine, dans une démarche qu’on pourrait presque qualifier de prémonitoire, de nombreuses artistes (très majoritairement des femmes) se sont retrouvées à l’avant-garde du mouvement. Elles l’ont même, un peu à leur insu, annoncé.
Prenons Marie-Andrée Labbé, auteure de la télésérie Trop (avec Évelyne Brochu et Virginie Fortin). Quelques mois avant l’hécatombe, elle écrivait une scène dans laquelle un nouveau personnage (François Létourneau) faisait un attouchement à sa collègue (Anne-Marie Cadieux) lors d’une réunion bien arrosée.
«Au moment où je l’ai écrite, je ne cherchais pas à faire passer un message, confie-t-elle lorsqu’on lui demande ce qui a inspiré cette intrigue. Mais j’avais envie de montrer quelqu’un qui répondait à ce type de comportement. On entend souvent dire que, quand on assiste à ce genre de situations, il est difficile de réagir dans le feu de l’action… Moi, je voudrais être comme le personnage d’Isabelle [interprété par Evelyne Brochu]et m’interposer: “Excuse-moi, mais ça ne se fait pas, ce que tu viens de faire!” Cela étant dit, ce personnage qui a eu un geste déplacé est pour moi un humain complexe, et j’ai fait le choix de le réhabiliter plus tard dans la saison. En revanche, le personnage d’Isabelle, lui, refuse de pardonner ces agissements, et c’est correct aussi. Je considère que mon job, c’est de montrer l’éventail des réactions possibles.»
Le sens du devoir
L’actrice Rachel Graton (Au secours de Béatrice, Les Simone, Les invisibles, etc.) a pour sa part signé la pièce La nuit du 4 au 5 (lauréate du Prix Gratien-Gélinas 2017),qui raconte comment une victime d’agression sexuelle réussit à s’en relever.
«Ce n’est pas précisément mon expérience que je raconte, mais c’est inspiré de quelque chose que j’ai vécu, dit-elle. J’avais envie d’aborder le sujet, que je trouvais peu présent dans notre dramaturgie – si on fait abstraction de la pièce Les fées ont soif, de Denise Boucher, et du film Mourir à tue-tête, d’Anne-Claire Poirier, qui m’ont d’ailleurs beaucoup inspirée.»
Rachel ayant achevé l’écriture de sa pièce quelques mois avant #MeToo, sa première mouture – mettant en vedette Geneviève Boivin-Roussy – a été présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en septembre et octobre 2017, au moment même où les accusations ont commencé à pleuvoir. «Ç’a été particulier… et aussi une très belle rencontre théâtrale, parce qu’on était tous un peu en état de choc, raconte l’auteure. On voyait tous des témoignages circuler sur les médias sociaux.»
Évidemment, on ne plonge dans un sujet aussi important et sensible «comme un chien dans un jeu de quilles». Aussi Rachel a-t-elle tenu, par sens du devoir, à bien préparer sa troupe aux effets que l’œuvre pourrait avoir sur le public. «Je me doutais que le sujet allait brasser certaines personnes, se souvient-elle. Qu’il fallait s’attendre à ce que des gens sortent de la salle et qu’on doive les accompagner un peu: les inviter à s’asseoir, à boire un verre d’eau, leur transmettre les coordonnées de ressources d’aide. Quand c’est arrivé, parce que c’est bel et bien arrivé, l’équipe et le personnel du théâtre étaient prêts.»
À l’automne 2019, La nuit du 4 au 5 était publiée chez Dramaturges Éditeurs et présentée une seconde fois au public: «Je me suis demandé si, en regard de tout ce qui s’était passé, je devais modifier le texte de ma pièce. J’ai finalement choisi de la laisser intacte. Et le retour que j’en ai eu, un an après #MeToo, m’a confirmé qu’elle conservait sa pertinence.»
Engendrer une réflexion
Anne-Élisabeth Bossé jouait à l’hiver 2019 chez Duceppe dans Consentement, une pièce écrite quelques mois avant #MeToo (oui, encore!) par la Britannique Nina Raine. Avec son personnage de Kitty qui, lors d’une soirée entre amis, raconte avoir été agressée sexuellement au sein de son propre couple, la pièce explore les thèmes complexes de la culture du viol et (on l’aura deviné) du consentement à avoir une relation sexuelle.
«En explorant les failles du système de justice et les zones d’ombre du consentement, cette pièce propose une vaste réflexion, souligne la comédienne. On a beaucoup discuté de la délicatesse du sujet lors des répétitions, mais je savais qu’en travaillant avec le metteur en scène Frédéric Blanchette, j’étais entre bonnes mains. J’avais pleinement confiance en sa bienveillance artistique et en l’intelligence du texte.»
Pour Anne-Élisabeth, l’art a ce pouvoir de permettre au public de se questionner, de réfléchir et de se positionner à son rythme… Une approche qui détonne, à l’heure où les opinions polarisées abondent sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels.
«Du théâtre bien fait, ç’a un effet de tison, estime l’actrice. Une pièce comme Consentement poursuit son travail quand les gens sont rendus chez eux et qu’ils continuent d’y penser, d’en discuter. Le théâtre, ce n’est pas un pamphlet: ça illustre toutes sortes de points de vue. On ne donne pas de leçons, on expose des situations.»
Un noble mandat
Avec Consentement, c’était la deuxième fois qu’Anne-Élisabeth Bossé se retrouvait dans une œuvre abordant de front les divers thèmes liés à #MeToo. Dans une tout autre fascinante synchronicité, fin 2017, son personnage de Maxime, dans la télésérie Les Simone, était violé par son prof d’université (incarné par Normand Daneau). Un épisode que l’auteure Kim Lévesque-Lizotte dit avoir été inspiré par l’affaire Jian Ghomeshi, cet animateur de radio torontois accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes en 2014.
«Après la diffusion de cet épisode,j’ai reçu beaucoup de confidences de victimes, se souvient Anne-Élisabeth Bossé. On m’a dit: “J’ai vécu la même chose que le personnage de Maxime et je me sentais coupable. Maintenant, je vois les choses autrement, parce que je ne trouve pas que Maxime est coupable de quoi que ce soit.” Ici, l’art a permis de valider leur sentiment. Je ne suis ni auteure ni sociologue, mais j’ai la chance de jouer de bons textes et d’être épaulée par de bons metteurs en scène et réalisateurs. Moi seule, je ne change pas la vie des gens, je ne suis qu’une partie d’une œuvre. Mais je pense sincèrement que l’œuvre peut, elle, apporter quelque chose à la conversation.»
Pour autant que cela s’inscrive dans une démarche artistique sincère, souligne pour sa part Rachel Graton: «Si c’est viscéral, si on le fait avec ce qu’on a dans le ventre et non par opportunisme, je suis convaincue que l’art peut contribuer à assainir les rapports humains. Des victimes d’agressions sexuelles m’ont dit qu’en voyant La nuit du 4 au 5, elles sentaient qu’elles avaient avancé dans leur processus de guérison.»
Comme quoi lorsque l’art se fonde sur la compassion et la solidarité, les créateurs qui prennent la parole inspirent vraisemblablement d’autres gens à en faire autant, que ce soit en nommant leur douleur ou en dénonçant les gestes subis. «J’espère que les victimes prendront de plus en plus la parole, affirme Marie-Andrée Labbé. Et qu’elles seront entendues, que leur colère ne sera pas considérée comme de l’hystérie, mais bien comme quelque chose d’utile.»
Utile comme l’œuvre de toutes celles qui continueront de veiller au grain. «Selon moi, chaque choix artistique constitue une prise position en soi, poursuit l’auteure. La création est forcément politique.» Furieusement politique.
Les effets au sein de l’industrie
Dans une entrevue accordée à Libération l’an dernier, l’actrice australienne Cate Blanchett affirmait: «Les changements qui interviennent […] partout dans l’industrie où je travaille m’apparaissent comme très positifs, parce que l’égalité, l’équité et la justice sont des valeurs propices à la créativité.»
Ici comme ailleurs, des protocoles sont en effet mis en place pour aider à prévenir les situations problématiques: «Chez nous, il est notamment question d’avoir désormais des conseillers sur les plateaux pour les scènes de sexe ou les scènes plus délicates, explique l’auteure Marie-Andrée Labbé. Depuis #MeToo, les gens de l’industrie sont plus frileux. Et tant mieux s’ils le sont, parce qu’ils ne l’étaient pas assez avant. Je suis d’avis qu’on est toujours mieux de se poser plus de questions que pas assez!»
Dans la foulée du mouvement
- L’an dernier, le Musée royal de l’Ontario a présenté l’exposition #MoiAussi et les arts, qui explorait le rôle que doivent jouer les institutions dans la conversation. Devrait-on toujours séparer l’artiste de l’œuvre, quitte à promouvoir le travail d’un prédateur sexuel?
- Le mouvement #MeToo a servi de bougie d’allumage pour certaines compositions du plus récent album de Cœur de Pirate, En cas de tempête, ce jardin sera fermé. «La chaleur de nos étreintes devient suffocante / J’en viens à me plaindre / Et tes mouvements saccadés raidissent mon cœur / Qui tente de feindre / Et j’ai voulu crier, m’emporter, car je souffre / Quand tu es en moi / Mais le doute se forme, m’emprisonne / Car je suis censée t’aimer», chante-t-elle notamment dans la pièce Je veux rentrer, qui aborde le viol conjugal.
- Gracia Couturier signe la série télé Conséquences, qui raconte l’histoire d’une jeune femme agressée par un proche. Sur les ondes de ICI Radio-Canada Télé dès le 23 avril, à 20 h.
- Avec la pièce Guérilla de l’ordinaire, produite par le Théâtre de l’Affamée et présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en mars dernier,les actrices et autrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent abordent les violences sexistes et les contrecoups subies par les victimes d’agressions sexuelles qui choisissent de dénoncer.
- Dans son show solo Nanette, qui a connu un grand succès sur Netflix, la brillante humoriste australienne Hannah Gadsby raconte les agressions qu’elle a subies de la part d’hommes homophobes, et se désole qu’on tende encore à séparer l’homme de l’artiste quand il est question de célébrités doublées de prédateurs sexuels.
- Dans le documentaire choc de quatre heures Leaving Neverland, lancé sur les plateformes de HBO en mars dernier, le réalisateur Dan Reed donne la parole à James Safechuck et Wade Robson, deux hommes qui racontent avoir été agressés sexuellement par Michael Jackson lorsqu’ils étaient enfants.
À consulter
Pour se replonger au cœur même de #MeToo et en comprendre tant les balbutiements que les conséquences sociales et politiques, on jette un coup d’œil à l’essai Chronique d’une onde de choc – #MeToo secoue la planète, de la journaliste française Annette Lévy-Willard (Les Éditions de L’Observatoire).
Photo principale: Maxyme G. Delisle
Cet article est paru dans le magazine VÉRO printemps 2019. Abonnez-vous ici.
À lire aussi:
Les (très sensibles) relations mère-fille
Nicole Bordeleau: Prendre le risque d’être soi
Superwoman: 7 questions pour savoir pourquoi elles nous dérangent