Psycho : La peur du vide

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16 Fév 2023 par Propos recueillis par Chantal Tellier
Catégories : MSN / Psycho / Véro-Article
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On a souvent un agenda surchargé, on s’agite dans tous les sens, on achète des choses dont on n’a pas besoin, on conserve un emploi qui ne nous convient plus, on entretient des relations qui ne nous apportent plus rien. Aurait-on peur du vide?

Discussion avec la psychologue et conférencière Rose-Marie Charest.

Qu’est-ce qui vous fait penser qu’on puisse volontairement se maintenir trop occupée?

L’environnement extérieur est exigeant, qu’il s’agisse du travail ou de la vie familiale. On a des carrières dans lesquelles on travaille dur, des foyers à gérer et beaucoup de relations qui nécessitent de l’attention.

Même quand on ne travaille pas, on se sent obligée de faire quelque chose de productif, que ce soit aller au gym, faire des courses, assister à un cours de yoga ou s’occuper des factures et autres tâches. J’observe de plus en plus de gens, des femmes en particulier, qui remplissent leur agenda – parfois avec des activités qui ne sont pas vraiment nécessaires –, de manière à n’y laisser aucun espace. Pour expliquer ça, on évoque habituellement le perfectionnisme ou l’anxiété de performance, mais je crois qu’il faut y ajouter un autre facteur: la peur du vide.

Être débordée s’oppose au terrible sentiment de se sentir inutile. Ça donne l’impression que notre vie est importante et, donc, qu’elle n’est pas vide. Nos occupations font effectivement partie de ce qui donne de la valeur à notre vie, mais il n’y a pas que ça. Dans la mentalité québécoise, être paresseuse est un énorme défaut. On veut donc à tout prix éviter d’être associée à la paresse. On dirait qu’on doit continuellement mentionner qu’on n’a pas le temps, qu’il n’y a que 24 heures dans une journée, qu’on travaille plus de 50 ou 60 heures par semaine et qu’on n’a pas une minute pour souffler. Et tout ça est socialement accepté et même, valorisé.

Il y a aussi le fait que si on est occupée, c’est souvent interprété comme un signe de succès. C’est donc également très valorisant. Il ne s’agit pas ici de déprécier le fait d’être occupée, mais de prendre conscience de ce qui fait qu’on l’est, des choix qu’on fait et des raisons parfois subtiles qui nous poussent vers le débordement.

Être débordée s’oppose au terrible sentiment de se sentir inutile. Ça donne l’impression que notre vie est importante et, donc, qu’elle n’est pas vide.

Que cache ce sentiment de vide intérieur?

Le vide, en fait, n’existe pas. Si on se retrouve seule dans le silence pendant deux heures, il va se passer quelque chose. On va penser, ressentir ce qui se passe dans notre corps et notre esprit. On va peut-être prendre le temps de se reposer, de se distraire, de lire quelque chose juste pour le plaisir, de regarder tomber la neige. Mais on va peut-être aussi se sentir abandonnée, inutile, troublée par des souvenirs tristes, coupable de perdre notre temps. Il y a cette équation fréquente entre prendre du temps pour soi, goûter le moment présent et perdre son temps. La peur du vide est souvent la peur de cette sensation angoissante de ne pas savoir quoi faire de son temps de manière à en éprouver de la satisfaction. C’est pourquoi la peur du vide se manifeste aussi dans notre façon de surconsommer, qu’il s’agisse de vêtements, de produits alimentaires transformés, de nouvelles voitures, de plus grosses maisons, de produits de soin, de médicaments, de chirurgie esthétique, etc. Pourtant, ce n’est pas le manque d’un de ces produits qui cause le vide intérieur. C’est plutôt le manque de connexion à soi, à ses besoins réels.

Pourquoi avons-nous peur de ce vide intérieur?

Parce qu’il est plus difficile de contrôler ce qui se passe à l’intérieur de nous que de gérer nos activités. C’est plus facile de répondre aux attentes des autres que de creuser nos propres besoins ou aspirations. C’est une dynamique qui fait en sorte que plus on est occupée, plus on est en mode «réponse aux stimuli extérieurs», plus la solitude, l’inactivité et le silence nous sont étrangers et nous font peur. C’est un cercle vicieux. Si on fait tout pour éviter d’être seule avec nos pensées, on creuse le vide.

Notre vie intérieure peut pourtant s’avérer riche et intéressante, mais encore faut-il se permettre de ressentir nos émotions, d’y porter attention, de faire face à nos conflits, à nos manques, à nos choix. C’est souvent beaucoup plus confortable de passer d’une exigence à l’autre, comme si notre agenda devenait notre maître et que notre responsabilité était de lui obéir. On a ainsi le sentiment d’être efficace et on évite tout sentiment de culpabilité: c’est la faute de tout ce qu’on a à faire si on n’a pas pu faire telle autre chose pourtant si importante pour nous. 

Y a-t-il un rapport entre le fait de surcharger nos horaires et notre estime personnelle? 

Absolument. Une autre raison qui explique la peur du vide intérieur est que notre estime personnelle repose sur ce que les autres pensent de nous. Pour nous estimer, il faut alors réaliser des choses à l’extérieur de nous-même, quelque chose qui peut être vu, évalué, valorisé. Être bien avec nous-même requiert la capacité de faire confiance à notre propre jugement sur ce qui est bon – ou pas – pour nous et pour les autres. À ce moment-là, il n’y a pas de vide intérieur à craindre. Il en va aussi de la capacité d’aimer, d’être habitée par nos relations même en l’absence des autres. Et si nos relations sont problématiques, la capacité d’être seule est la base de l’aptitude à s’affirmer pour favoriser des changements ou, au besoin, pour mettre fin à ces relations.

Quel est le rôle de l’anxiété dans tout ça?

Certaines personnes craignent tellement la tristesse, voire la dépression, qu’elles préfèrent l’anxiété. Si notre agenda est surchargé, qu’on a peur de manquer de temps, on vivra nécessairement de l’anxiété. Ce sera inconfortable, mais ça nous évitera d’être confrontée à un vide intérieur. Il y aura un coupable à l’extérieur de nous: tout «ce qu’il faut faire».

Je ne voudrais pas banaliser ici toutes les exigences réelles auxquelles on doit faire face et qui peuvent nous épuiser. Je crois toutefois que dans tout ce qui meuble notre agenda, lorsqu’on a l’impression que c’est trop, il faut oser se demander quelles sont les obligations qu’on s’est nous-même imposées et ce qu’on ferait de ce temps s’il était dégagé. Peut-être qu’on pourrait revoir nos priorités et demander de l’aide pour effectuer certaines tâches? Par exemple pour mettre de l’ordre dans nos finances… ou dans nos armoires. Ou bien faire le tri dans nos affaires. Les objets qu’on possède prennent beaucoup plus de temps et d’énergie mentale qu’on l’imagine. Il faut les sécuriser, les organiser et les entretenir. Plus on possède d’objets, plus on a besoin de temps. 

On peut aussi essayer d’aménager de l’espace dans notre routine quotidienne. Prendre le temps de déjeuner le matin avant de commencer notre journée. Trouver un moment en avant-midi pour s’asseoir tranquillement et boire un café. Trouver l’occasion de faire des petites pauses au travail, entre deux projets. Apprendre à dire non aux engagements moins importants, pour mieux nous consacrer à d’autres de manière plus sereine. Dans chaque journée, on devrait vivre un moment de détente, un moment de plaisir et un moment de repos. Prendre du temps pour soi est important et même essentiel à notre santé mentale et physique. 

Être bien avec nous-même requiert la capacité de faire confiance à notre propre jugement sur ce qui est bon – ou pas – pour nous et pour les autres. À ce moment-là, il n’y a pas de vide intérieur à craindre.

Les femmes auraient-elles davantage peur de ce vide que les hommes?

Je ne peux passer sous silence cette tendance qu’ont les femmes, en particulier, à vouloir répondre non seulement aux attentes exprimées par les autres, mais aussi à celles qu’elles décèlent, voire qu’elles ressentent à leur place. Avec cette attention tournée vers l’autre, il est certain que la liste des «il faut que» devient illimitée. Il n’y a pas seulement ce que notre patron, notre mère, notre amie, notre partenaire ou notre fils nous ont demandé, mais tout ce qu’on pense qu’on devrait faire pour leur plaire ou pour les soulager, tout ce qu’on ressent sans même que ce soit exprimé. Pendant ce temps, les besoins de l’autre habitent notre monde intérieur davantage que nos propres besoins. De là à ne pas savoir quoi faire d’un moment de solitude et de liberté, il n’y a qu’un pas.

Et les hommes, comment le vivent-ils?

De manière générale, les hommes sont plus dans l’action. Ils vont se perdre dans le travail, aller jouer au golf, bricoler, etc., tandis que les femmes, elles, vont se perdre non seulement dans le travail, mais dans le fait de répondre aux besoins de tout le monde… sauf les leurs.

Se sentir vide, est-ce la même chose qu’être déprimée?

Le sentiment de vide fait partie de la dépression, mais les deux ne sont pas synonymes. Toutefois, quand le sentiment de vide est omniprésent, qu’il affecte notre motivation et qu’on est envahie par la tristesse, il serait peut-être sage de parler à quelqu’un en qui on a confiance, voire de consulter un professionnel de la santé.

Est-ce qu’on finit tous et toutes par ressentir un jour cette peur du vide?

Je crois essentiel qu’il y ait un moment de «vide» tous les jours dans notre vie. Plus on apprivoisera ce vide, moins on en aura peur. Comment peut-on réellement se connaître si on ne prend pas de temps pour réfléchir, pour évaluer ce qu’on fait, pour revoir nos choix? On sait que la qualité des relations interpersonnelles est le plus grand gage de bonheur. Or, il faut d’abord avoir une bonne relation avec nous-même. Et cette relation a aussi besoin de silence et de solitude. Il faut lui laisser de la place, ne pas en avoir peur, au contraire!

Dès l’enfance, il faudrait laisser plus de place à l’ennui. Il est vrai que les enfants bénéficient du fait d’être stimulés, [...] mais savoir occuper son temps, sonder ses désirs, développer ses propres intérêts est un apprentissage essentiel.

Comment arriver à combler ce vide intérieur? De quelle façon peut-on s’y prendre?

Dès l’enfance, il faudrait laisser plus de place à l’ennui. Il est vrai que les enfants bénéficient du fait d’être stimulés, de participer à des activités plus ou moins structurées, mais savoir occuper son temps, sonder ses désirs, développer ses propres intérêts est un apprentissage essentiel. Et ça devrait se poursuivre tout au long de notre vie. Pour se connaître, pour savoir ce qui nous ferait plaisir, il faut des moments de pause, de contact avec nous-même, d’exploration.

Il faut aussi être prête à éprouver les sentiments qu’on cache en général soigneusement (la peur, la colère, l’anxiété, la culpabilité, la honte, la solitude, la jalousie, l’envie, etc.) et faire preuve d’ouverture et d’autocompassion. On peut, chaque jour, ramener le plus souvent possible notre attention vers ce qui se passe à l’intérieur de nous. On peut également tenir un journal personnel pour explorer les questions suivantes:

  • Est-ce que je m’estime globalement?
  • Est-ce que je me traite comme j’aimerais que les autres me traitent?
  • Est-ce que je me dis des choses positives ou si j’ai plutôt tendance à davantage remarquer mes échecs?
  • Est-ce que mes sentiments sont pris en compte dans mes relations ou si je minimise ce que je ressens?
  • Est-ce que je m’occupe activement de mes besoins physiques et de ma santé?
  • Me suis-je tournée vers certains comportements ou dépendances pour fuir mes sentiments?
  • Est-ce que je me concentre uniquement sur les besoins d’une ou de plusieurs autres personnes?
  • Est-ce que l’ennui me fait peur?
  • Sur quoi est-ce que je base mon estime de moi-même?
  • Quel est mon réel objectif en remplissant mon agenda?
  • Qu’est-ce que j’essaie de prouver?

On peut également noter comment on passe notre temps. Il est beaucoup plus difficile de se mentir à soi-même quand on voit où va le temps, noir sur blanc. C’est aussi un bon moyen d’identifier toutes les façons dont nous «gaspillons» le temps libre que nous avons, par exemple en nous éternisant sur les médias sociaux (qu’y cherchons-nous, au juste?) ou encore en faisant des travaux inutiles. Si on ne s’accorde pas le temps et l’espace nécessaires pour éprouver les sentiments existentiels de solitude, de chagrin, de douleur et d’impuissance face aux autres, on peut être tentée de s’engourdir par la surconsommation ou l’addiction à des substances, en nous jugeant ou en rendant les autres responsables de nos sentiments douloureux. Notre société et les réseaux sociaux valorisent beaucoup le fait d’avoir l’air heureux et de posséder des biens afin d’obtenir l’approbation des autres. Comme si ça suffirait à nous combler. Ce n’est pas le cas.

Dans ma vie, j’ai souvent éprouvé le besoin de me retrouver seule pour faire le point, particulièrement après des périodes d’intense activité où j’avais eu le sentiment de me perdre de vue. Je peux affirmer haut et fort que ces moments de retrait ont contribué à mes réalisations autant – sinon plus – que tout ce qui meublait mon agenda. Je crois aussi que ces moments de solitude ont enrichi mes relations. Le vide est plein de bien-être, de rêves, de projets et de force pour les réaliser. Ne nous en privons pas! 



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