Bonjour. Je m’appelle Chantal et je suis hyperphagique.
Qu’est-ce que ça mange en hiver, une hyperphagique? Ça mange de tout, tout le temps. Et pas juste en hiver. En toute saison. En semaine et le weekend. Matin, midi et soir. Sans faim. Pour remplir un vide psychologique. Un abîme qu’aucune orgie alimentaire ne peut combler.
Certaines personnes hyperphagiques engloutissent le plus de nourriture possible dans un très court laps de temps. D’autres, dont moi, grignotent toute la soirée. Non-stop. Et pas que des crudités, hein? Plutôt un bol de chips. Un verre de vin. Quelques olives. Un morceau de fromage. Des craquelins avec du beurre d’arachides. Un autre morceau de fromage. Une tranche de jambon. Un verre de vin. Des bretzels. Quelques amandes. Un bol de céréales. Tout ça dans la même soirée. Et ça recommence le lendemain, le surlendemain ou quelques jours plus tard.
On s’entend, il arrive à tout le monde de trop manger à certaines occasions (période des Fêtes, vacances, stress ponctuel, etc.). Pour ma part, j’ai mangé tellement de chips, de bretzels et de popcorn dans ma vie que, si on mettait bout à bout ces grignotines, ce n’est pas seulement le tour de la Terre qu’on pourrait faire. On pourrait se rendre jusqu’à Saturne et en revenir, comme Brad Pitt dans le film Ad Astra. Et c’est vraiment loin, Saturne, croyez-moi. Dans un cas comme celui-là, on parle d’hyperphagie.
Souvent, les épisodes de compulsion s’accompagnent d’un sentiment de perte de contrôle. De mon côté, je n’ai pas l’impression de perdre le contrôle, mais je suis incapable de m’arrêter de manger. De toute façon, peu importe comment on le vit, le résultat est le même. On ingurgite de la nourriture jusqu’à en avoir mal au ventre. Jusqu’à en ressentir de la culpabilité, de la honte.
Remplir un vide
Pourtant, pendant longtemps, j’ai fait comme si de rien n’était. Bien sûr, je me reprochais mon manque de volonté et je savais que ce n’était pas top de m’empiffrer ainsi, mais je «gérais». Mon poids restait stable. Je grignotais constamment, mais je mangeais peu aux repas et je fumais. Comme quoi la minceur n’est pas un indicateur de santé! Puis, j’ai finalement arrêté de fumer. Et la périménopause s’est pointée il y a quatre ans. Mes excès alimentaires m’ont alors rattrapée… et j’ai engraissé de 50 livres (presque la moitié de mon poids!) en moins de temps qu’il n’en faut pour crier «croustilles».
Les personnes qui souffrent d’hyperphagie ne cherchent pas à compenser l’apport calorique excessif par la pratique d’exercices (je confirme!) ni par l’ingestion de laxatifs pour se faire vomir. Cela peut donc mener à une prise de poids importante. C’est ce qui m’est arrivé. Et c’est avec la prise de poids qu’est venue la prise de conscience. Ça n’allait pas. Je ne me reconnaissais plus dans le miroir. Qui était cette personne? C’est à ce moment-là que j’ai découvert que je me servais de la nourriture pour fuir mes émotions. Pour ne pas les vivre.
«Manger devient une stratégie de gestion des émotions. J’appelle ça “l’intolérance émotionnelle”, explique Guylaine Guevremont, nutritionniste et fondatrice de la clinique MuUla. Les gens qui souffrent d’hyperphagie ne tolèrent pas l’inconfort généré par les émotions, quelles qu’elles soient: colère, doute, frustration, anxiété, tristesse, peur…»
Il existe bien sûr d’autres stratégies pour contrer l’intolérance émotionnelle: la cigarette, l’alcool, la drogue, le jeu, les achats compulsifs. La différence avec la nourriture, c’est que lorsqu’on arrête de fumer, de boire ou de jouer, on arrête. Mais on ne peut pas arrêter de manger…
Un trouble méconnu
Pourquoi l’hyperphagie est-elle si peu connue? Les gens concernés n’en parlent pas parce que, comme moi, ils pensent qu’il s’agit d’un manque de volonté de leur part. Or, il s’agit en fait d’un trouble de santé mentale, reconnu officiellement en 2013 par le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM) de l’Association américaine de psychiatrie. Un trouble alimentaire qui affecterait 3,8 % de la population, contre 1 % pour l’anorexie et 2 % pour la boulimie. Et qui, contrairement à ces dernières, touche autant les hommes que les femmes.
«En anglais, on parle de binge eating disorder, et je trouve cette expression tellement plus évocatrice qu’“hyperphagie boulimique”, un terme rébarbatif qui ne veut rien dire pour bien des gens. Ça contribue au fait qu’on en entend peu parler», souligne Stéphanie Léonard, psychologue spécialisée dans le traitement des troubles de l’alimentation. «Je vois fréquemment des clients qui ont joué au yoyo avec leur poids toute leur vie, raconte-t-elle. Quand je leur annonce qu’il y a un nom pour décrire ce qu’ils vivent, qu’il s’agit en fait d’un trouble de santé mentale, la plupart éprouvent du soulagement.» Je confirme: juste le fait de savoir que ce n’est pas un manque de volonté, mais un trouble réel, m’a enlevé un poids énorme des épaules.
«Les statistiques concernant l’hyperphagie sont très conservatrices», avance Nathalie St-Amour, psychologue et fondatrice de la Clinique St-Amour. Pourquoi? D’une part parce que l’hyperphagie est encore mal diagnostiquée, selon elle. Ainsi, on estime que de 25 % à 49 % des gens qui consultent pour une chirurgie bariatrique souffriraient d’hyperphagie. Or, quand une personne en surpoids s’adresse à son médecin, l’accent est tout de suite mis sur la perte de poids, alors qu’il s’agit souvent d’un problème beaucoup plus complexe.
D’autre part, les statistiques relatives à l’hyperphagie n’incluent pas les personnes qui, sans en présenter tous les symptômes, n’en sont pas moins aux prises avec des compulsions alimentaires. C’est ce que Nathalie St-Amour appelle une forme sous-clinique de l’hyperphagie, catégorie dont je fais partie. Et la souffrance engendrée par ce problème est bien réelle, que l’individu corresponde ou pas à tous les critères énoncés dans le DSM. Le traitement est le même parce que le problème est le même. C’est seulement l’intensité qui varie.
Le chemin vers la guérison
On s’en doute, le chemin qui conduit à la guérison est long… et les raccourcis nommés «régimes» sont à éviter. «Il faut être très patiente, affirme Stéphanie Léonard. L’important n’est pas la perte de poids, mais plutôt de rétablir une relation saine avec la nourriture.»
«On essaie d’amener les gens à rester dans leur corps, renchérit la nutritionniste Guylaine Guevremont. À ne pas aller dans leur tête ni dans le frigo, mais à cibler la source du problème et non pas juste à mettre un plaster sur le bobo.»
Une fois que c’est fait, on peut s’occuper du reste. Mieux vaut oublier le poids santé et l’indice de masse corporelle, qui ne tiennent pas compte de l’ossature ni de la masse musculaire, et viser plutôt l’atteinte de notre poids naturel, celui vers lequel tend naturellement notre corps.
Comment? En écoutant ses signaux de faim et de satiété. Tout un apprentissage! Si vous voyez passer les miens, faites-moi signe: je les cherche encore. J’apprends à les apprivoiser tranquillement, mais ils sont un peu timides. J’essaie donc de m’inspirer de mes chats, qui miaulent quand ils ont faim, laissent quelques croquettes dans leur bol quand ils sont repus, et qui, surtout, prennent plaisir à manger.
J’apprends aussi à nommer mes émotions, ce qui n’est pas facile, même pour une fille au vocabulaire pourtant assez étoffé. Je prends le temps de m’arrêter quelquefois dans la journée, juste pour respirer. J’essaie de faire preuve de bienveillance et de compassion envers moi-même, comme je le ferais pour ma meilleure amie. Et comme je sais maintenant que mes excès ne relèvent pas d’un manque de volonté mais d’un trouble alimentaire, je n’hésiterai plus à consulter des professionnels de la santé si j’en ressens le besoin.
Bon, je suis un peu triste pour la SAQ et le dépanneur au coin de ma rue, dont les chiffres d’affaires vont sans doute péricliter à cause des changements que j’apporte dans ma vie, mais j’ai décidé de me choisir, moi. Je vous souhaite de faire la même chose. On tombera sûrement à quelques reprises sur le chemin de la guérison, mais on se relèvera ensemble.
Symptômes de l’hyperphagie boulimique
Manger, en une période de temps limitée (moins de deux heures), de très grandes quantités de nourriture.
Être incapable d’arrêter de manger ou éprouver un sentiment de perte de contrôle durant les crises.
Les crises survenant, en moyenne, au moins une fois par semaine durant trois mois. Ces crises sont associées à au moins trois des critères suivants:
- manger beaucoup plus rapidement que la normale;
- manger jusqu’à ressentir une distension abdominale inconfortable;
- manger de grandes quantités de nourriture sans sensation de faim;
- manger seul parce qu’on est gêné de manger une telle quantité de nourriture;
- se sentir dégoûté de soi-même, déprimé ou très coupable après avoir mangé.
Source: L’Ordre professionnel des diététistes du Québec.
Lectures suggérées
- Cessez de manger vos émotions, d’Isabelle Huot et Catherine Senécal, Les Éditions de l’Homme, 2017.
- Dites non à l’alimentation de consolation, du Dr Roger Gould, J’ai lu, 2016.
- Manger ses émotions, de Guylaine Guevremont, Les Éditions Transcontinental, 2014.